PATRICIA MACDONALD

Un étranger dans la maison

TRADUIT DE L'AMÉRICAIN PAR ANNE DAMOUR

ALBIN MICHEL

PROLOGUE

Poussée par une menotte potelée, la voiture rouge gravit un monticule de terre et dégringola dans un fossé.

« Maman, regarde ! La voiture a eu un accident. »

Anna Lange sourit à son fils. « Tu l'as fait exprès Paul. »

Le petit garçon leva vers elle un regard ravi. Il essuya son visage barbouillé avec un avant-bras tout aussi sale et secoua la tête d'un air espiègle. « Non, non. Elle est tombée toute seule. »

Anna rit devant le spectacle que lui offrait son fils béatement assis dans l'herbe, avec son T-shirt rayé, son petit short bleu déjà maculé de terre et ses chaussettes tirebouchonnées qui rentraient à moitié dans les talons de ses baskets miniatures. Sur le béret de marin, Popeye clignait de l'oeil en contractant un biceps démesuré. Anna en avait abaissé le rebord sur les yeux de l'enfant afin de protéger sa frimousse du soleil, et Paul était obligé de rejeter la tête en arrière pour regarder sa mère.

Imitant un bruit de moteur, Paul dégagea l'auto du fossé. « Vite, on va travailler maintenant », dit-il. A croupetons, il fit franchir à sa voiture la porte en bois de son parc à jeux et la conduisit vers la pelleteuse mécanique. Abandonnant l'auto, il s'assit lourdement dans le sable, mania la manivelle pour abaisser la benne, toute son attention retenue par sa nouvelle occupation.

Les mèches dorées qui bouclaient sous les bords du béret chatoyèrent au soleil lorsque Paul baissa la tête. Anna contempla son fils avec tendresse. Elle se demanda quel jouet elle pourrait lui acheter le mois prochain pour ses quatre ans. Ses parents, dans le Michigan, avaient offert à leur petit-fils tout ce qui existait à Détroit en matière de voitures et de modèles réduits.

Un souffle d'air traversa la chaleur étouffante de l'après-midi et Anna leva la tête avec soulagement. Elle posa une main protectrice sur son ventre légèrement arrondi. Décidément, l'été n'était pas la meilleure époque pour attendre un bébé. Elle était enceinte de trois mois et tout lui paraissait particulièrement pénible ; la chaleur lui semblait plus oppressante, l'humidité plus suffocante que les années précédentes. Au moins Tracy avait-elle eu la bonne idée de naître en juin. « Allons, Roscoe, dit-elle en tapotant son ventre. Voyons si tu célébreras le nouvel an. » Anna et Thomas avaient surnommé Roscoe le futur membre de la famille ; de même qu'ils avaient appelé Paul, Mortimer, et Tracy, Clem, pendant les mois qui avaient précédé leur naissance.

Sans cesser de babiller, Paul ajouta une pelletée de trop à sa montagne de sable et poussa un cri rageur en voyant le tas s'écrouler, comme secoué par un tremblement de terre.

« Chut, Paul, le gronda Anna. Tracy dort. »

Sa fille avait attrapé un rhume, la veille, et passé une nuit agitée. Bien que le pédiatre eût certifié qu'il s'agissait d'une inflammation sans gravité, l'enfant ne s'était endormie qu'à l'aube, malgré plusieurs bains d'hamamélis.

Paul leva vers Anna ses grands yeux bruns. « Est-ce que Tracy peut sortir aujourd'hui ?

— Pas encore, chéri. Elle n'est pas tout à fait guérie. Continue à jouer. »

Paul se remit à creuser et Anna ferma les yeux pendant un instant. La nuit lui avait paru longue tandis qu'elle s'efforçait de calmer Tracy afin de lais-ser Thomas se reposer. Il devait rencontrer le directeur financier de sa société à neuf heures du matin et elle savait qu'il était important pour lui d'avoir les idées claires. Pourtant, si les pleurs de Tracy avaient dérangé son sommeil, Thomas n'en avait rien montré au petit déjeuner. Il était plein d'entrain comme d'habitude, déjà absorbé par ses affaires. « C'est étonnant, lui avait-elle dit un jour. Parfois, tu me donnes l'impression de te mettre au travail avant même de sauter du lit. »

S'il travaillait plus que personne, c'était uniquement pour elle et les enfants. Elle savait qu'à ses yeux la réussite était moins une question d'orgueil personnel que le moyen de subvenir à leurs besoins, de les protéger. Ce souci constant de prendre soin d'eux était le seul but de son existence. J'ai beaucoup de chance, songea-t-elle.

Elle ouvrit les yeux et jeta un regard vers le jardin. Il ondulait en pente douce derrière la maison, bordé d'un bois qui donnait une impression d'intimité et de solitude. Seul le chant des oiseaux venait rompre le silence, et, de temps en temps, le grondement étouffé des voitures sur la vieille et majestueuse autoroute de Millgate, long ruban entièrement planté d'arbres qui traversait les abords de Stanwich en longeant quelques-unes des plus somptueuses demeures de tout le riche comté de Fairmont.

Modeste pour l'endroit, leur vieille maison pleine de charme était en fait l'ancien pavillon du régisseur d'une grande propriété que l'on avait autrefois divisée. Leurs plus proches voisins, les Stewart, occupaient la demeure principale. Si elle paraissait minuscule en comparaison du véritable manoir des Stewart, leur habitation suffisait amplement à leur petite famille et faisait figure de palais à côté des logements qu'ils avaient précédemment connus.

Anna sourit. Elle n'ignorait pas combien Thomas était fier d'avoir pu lui offrir cette maison. Cela représentait beaucoup pour lui. Après une enfance chaotique, entre un père toujours absent et une mère alcoo-lique, traîné de pensions de famille en H.L.M., il avait travaillé pour payer ses études à l'université où Anna et lui s'étaient rencontrés et mariés. Puis, il était devenu directeur financier adjoint de la Phelps Corporation dont le siège se trouvait à New York. Peu de temps après sa nomination, Thomas avait emmené Anna visiter cette exquise petite maison victorienne dans les beaux quartiers de Stanwich.

« C'est beaucoup trop luxueux, avait-elle protesté. Comment pourrions-nous nous offrir cela ?

— Il le faudra bien, avait-il répliqué pour la taquiner. Ne serait-ce que pour ranger tout ton bric-à-brac. »

Elle avait ri. C'était une de leurs vieilles plaisanteries. Elle collectionnait un tas de bouteilles anciennes, gardait les fleurs séchées de tous les bouquets qu'il lui avait offerts et se montrait incapable de jeter un magazine contenant un patron de tricot ou une recette de cuisine.

Paul abandonna son tas de sable et partit en exploration. Anna le regarda traverser la pelouse d'un pas chancelant. Il se pencha pour cueillir une fleur de pissenlit et souffla dessus.

Anna se dirigea vers son fils. « Veux-tu que je te pousse sur la balançoire ? » Paul hocha énergique-ment la tête en lui prenant la main et ils s'avancèrent vers la balançoire installée au fond du jardin.

« Allons-y, dit Anna. Cramponne-toi. »

Mais au moment où elle s'apprêtait à le pousser, Paul jeta un cri perçant et se laissa glisser à terre. Il s'élança sur la pelouse aussi vite que le lui permettaient ses jambes rondelettes, riant aux éclats. « Le petit chat ! Le petit chat ! cria-t-il. Je veux le prendre ! »

La petite boule noire et blanche qui était apparue à la lisière des bois resta un instant figée, les poils hérissés, devant l'enfant qui se précipitait joyeusement vers elle en agitant les bras. Puis elle fit demi-tour et s'enfonça à l'abri des arbres. Paul partit vaillamment à sa poursuite.

« Non, mon garçon, il ne faut pas. » Anna se rua sur son fils et le souleva dans ses bras pour le ramener vers le territoire civilisé de la pelouse.

Paul se mit à pleurer. « Je veux le petit chat.

— Sais-tu que tu deviens lourd ? se plaignit Anna. Je ne vais plus pouvoir te porter. Ecoute, le petit chat doit rentrer chez lui. »

Paul continua à pleurer pendant qu'Anna le portait vers la maison. Puis il se mit à téter bruyamment son pouce au milieu de ses larmes.

« Qu'est-ce que ça veut dire ? le gronda Anna. Je croyais que tu n'étais plus un bébé. » Il se frotta les yeux de ses petits poings pleins de sable. Anna resserra ses bras autour de lui.

A l'approche de la maison, elle entendit Tracy gémir faiblement. « Viens, dit-elle à Paul en le posant à terre. Allons voir comment va Tracy.

— Non, déclara l'enfant. Je ne veux pas y aller.

— Très bien », répliqua Anna en le soulevant sous les aisselles pour le déposer à l'intérieur du parc à jeux que Thomas avait fabriqué. « Alors, tu vas jouer bien tranquillement ici pendant que je monte dans la chambre de Tracy. Sois sage. » Elle le menaça gentiment du doigt et abaissa en souriant le loquet de la porte. « Si tu es un gentil petit garçon, je te rapporterai un biscuit. »

Paul lui jeta un regard malheureux. Il se dirigea vers son tas de sable et lança un coup d'œil vers les bois où avait disparu le chaton. « Où est le petit chat ?

— Le petit chat est parti, Paul. Joue gentiment, maintenant. »

Anna monta à la hâte les marches du porche et ouvrit la porte. « Je viens, mon bébé », cria-t-elle avant de gravir l'escalier vers la chambre de sa fille.

Debout dans son berceau, Tracy pleurnichait lorsque Anna pénétra dans la chambre ensoleillée jaune et rose. Dès qu'elle aperçut sa mère, la petite fille éclata en sanglots désespérés. Anna la prit dans ses bras. Le pyjama en coton léger était trempé de sueur. « Oh, mon pauvre petit bout, la consola-t-elle douce-ment. Il fait trop chaud pour être malade. » Elle la recoucha et l'enfant se mit à hurler. Sans cesser de lui murmurer des mots apaisants, Anna fouilla dans le tiroir de la commode, en sortit un pyjama propre et courut mouiller un gant de toilette dans la salle de bains. Un coup d'œil à sa montre lui rappela qu'il était l'heure de donner une autre Juvépirine à la petite malade.

De retour dans la chambre, elle déshabilla sa fille, essuya son petit corps fiévreux. Elle lui montra le pyjama propre. « Regarde, c'est Snoopy, dit-elle en désignant le motif imprimé sur le tissu. Qu'est-ce qu'il fait ? »

Tracy examina le dessin avec attention pendant qu'Anna lui enfilait le vêtement. « Snoopy est malade », annonça-t-elle solennellement.

Anna repoussa les cheveux soyeux sur le front moite. « Tu as trouvé. Il est malade comme mon pauvre bébé. » Elle lui présenta les deux cachets orange dans le creux de sa main.

« Non.

— Il faut les prendre, dit Anna. Comme ça, vous serez guéris, Snoopy et toi. »

La petite fille saisit les deux comprimés. Elle les mâchouilla lentement, puis avala une gorgée d'eau, serrant ses menottes brûlantes autour du gobelet en plastique que sa mère portait à ses lèvres. « Plus, dit-elle en repoussant le bol.

— Veux-tu que je te raconte une histoire ?

— Non, pleurnicha Tracy.

— Et une petite chanson pour t'endormir ?

— La chanson de Winky, alors. » Anna se mit à fredonner. Lorsque Winken, Blynken et Nod se retrouvèrent sur la mer d'argent, la petite fille s'était endormie.

Anna sortit de la pièce sur la pointe des pieds et descendit les escaliers pour aller retrouver Paul. Elle traversait l'entrée lorsque le téléphone se mit à sonner.

« Allô, Anna. C'est Iris. Est-ce que je vous dérange ? Vous semblez essoufflée.

— Bonjour, Iris. J'étais en haut avec Tracy. Elle a attrapé un rhume. J'ai eu du mal à la calmer.

— Oh, mon Dieu, j'espère que la sonnerie ne l'a pas réveillée.

— Elle dort. Que se passe-t-il ?

— Eh bien, je dois me rendre à un thé organisé par le comité des espaces verts, et je me demandais si vous aimeriez m'y accompagner. Lorraine pourrait venir garder vos enfants. »

L'invitation laissa Anna sans voix. Iris était timide, gauche, et participait à contrecœur à d'innombrables réceptions mondaines dans le but de satisfaire les désirs d'un mari soucieux de son standing. Self-made-man millionnaire, Edward était aussi entiché de mondanités que son épouse, issue de l'une des meilleures familles de la Nouvelle-Angleterre, semblait les fuir. Elle invitait souvent Anna à d'interminables thés ou à des réunions de charité, lui offrant généreusement les services de sa femme de chambre, Lorraine Jackson, pour s'occuper des enfants. De temps à autre, Anna profitait de l'occasion. Contrairement à Iris, elle aimait rencontrer d'autres femmes et se distraire de ses occupations ménagères. Mais cette fois, Anna renonça sans hésiter à l'invitation.

« Je préfère ne pas laisser Tracy. »

Anna savait combien Iris se sentait mal à l'aise en public lorsqu'elle s'y trouvait seule. « J'ai laissé Paul dans le jardin, dit-elle. Il vaut mieux que je retourne auprès de lui. Merci pour votre proposition, Iris. »

Anna se dirigea vers l'arrière de la maison. En chemin, elle se rappela sa promesse et fit un détour par le garde-manger pour y prendre les biscuits préférés de Paul. Elle en choisit deux, hésita, en prit un troisième pour elle-même. Depuis qu'elle était enceinte, elle avait constamment l'impression de mourir de faim.

« Paul, appela-t-elle. Regarde. Je t'apporte un biscuit. » L'enfant ne répondit pas. Anna ne le vit pas à l'endroit où elle l'avait laissé. Il doit être derrière le tas de sable, pensa-t-elle, en descendant les marches du porche. Elle atteignit la clôture, la saisit à pleines mains.

« Paul, où es-tu ?» Il n'y avait aucune trace de son fils.

Sa gorge se noua. Elle parcourut des yeux chaque recoin. L'enfant n'était pas là.

« Paul », murmura-t-elle d'une voix étranglée. Son regard éperdu fit le tour de la clôture et s'arrêta brusquement. Stupéfaite, elle contempla la porte entrebâillée.

Elle se retint à la barrière, écrasant les biscuits contre les lattes de bois. « Paul, hurla-t-elle. Paul ! »

Incapable de faire un geste, le souffle coupé, il lui sembla soudain avoir les membres en plomb. Elle fouilla le jardin du regard, cherchant à reprendre sa respiration. Puis les mots jaillirent, pressants. « Paul, m'entends-tu ? Réponds à Maman. »

Le jardin silencieux et désert miroitait dans la chaleur de l'après-midi de juillet. Les libellules rasaient la pelouse avec un froufrou d'ailes. Au-delà de la balançoire et de la resserre, à la lisière de leur propriété, les bois bruissaient, sombres et frais.

S'écartant de la clôture, Anna se dirigea en titubant vers le fond du jardin. « Paul ! »

Comment avait-il pu sortir ? Elle se retourna pour regarder le loquet. Une des vis qui le fixait à la barrière était tombée. Il restait suspendu à la porte, inutile. J'aurais dû m'assurer qu'il tenait, se dit-elle. Une seule poussée a dû suffire pour le décrocher.

Soudain, Anna se souvint du chat. L'enfant avait paru fasciné par l'animal. Il avait sans doute voulu le suivre dans les bois. Il ne pouvait pas être allé bien loin.

Elle se mit à courir, pénétra dans les bois, appelant son enfant, se rua dans une direction, puis dans une autre. Un reflet roux bougea non loin d'elle. « Paul ! » s ecria-t-elle. Une fougère desséchée se balança devant ses yeux brouillés de larmes. Trébuchant sur le sol, elle s'enfonça plus avant, chercha derrière chaque arbre. Elle entendait le bruit de la circulation sur l'autoroute. « Pitié, mon Dieu, murmura-t-elle. Pitié, faites qu'il ne lui soit rien arrivé. Paul ! Paul ! Maman a besoin de toi. »

Tout à coup, un mouvement attira son attention. Elle s'élança dans sa direction. Assis immobile près d'un arbre, le chaton noir et blanc la regardait d'un air effrayé.

Les lèvres et le menton d'Anna se mirent à frémir violemment. Elle sentit le tremblement gagner ses bras, ses mains, ses genoux, la parcourir jusqu'aux pieds. Elle fixa le chat impassible. Des larmes commencèrent à rouler sur ses joues.

« Où est mon bébé ? Paul ! » hurla-t-elle. Son cri couvrit le roulement des voitures sur l'autoroute. Il sembla s'éterniser dans l'air lourd et oppressant de l'été.

« Nous reviendrons demain à la première heure, déclara l'inspecteur Mario "Buddy" Ferraro. Nous reprendrons les recherches jusqu'à ce que nous trouvions votre petit garçon, monsieur Lange. Je vous le promets. Tout sera mis en œuvre. Tout. Mais il est tard à présent. On n'y voit plus rien et mes hommes ont besoin de repos.

— Je comprends », dit Thomas.

Autour de la maison, il y avait des policiers, des voisins, des gens venus de la ville, et même un groupe de jeunes membres du club du collège. Leur nombre s'était accru depuis le début des recherches, à trois heures de l'après-midi. Thomas les contempla d'un air hagard. Il semblait livide dans sa chemise blanche.

« Ils ont besoin de repos et vous aussi, insista le bel inspecteur au teint mat. Surtout votre femme. Est-ce que le médecin lui a donné un calmant ?

— Il lui a prescrit un somnifère. Il lui aurait fait une piqûre si sa grossesse... » La voix de Thomas se brisa.

« Nous serons de retour avant qu'elle ne se réveille. Nous retrouverons votre petit garçon, monsieur Lange. Nous le retrouverons. J'aimerais aller dire bonsoir à votre épouse et la prévenir que nous partons. »

Thomas le conduisit vers la salle à manger. Assise devant la table, Anna ne bougeait pas. Les mains croisées sur les genoux, Iris Stewart tournait vers elle un visage grave. Debout derrière les deux femmes, vêtu d'un complet à rayures coupé à la perfection, Edward Stewart avait une attitude presque militaire.

« Madame Lange, dit doucement l'inspecteur. Je vais devoir interrompre les recherches pour cette nuit. Il est plus de deux heures du matin. Nous reprendrons dès l'aube.

— Ce sera trop tard, dit-elle. Il faut le retrouver maintenant.

— Nous le retrouverons, madame Lange. Mais à présent nous avons tous besoin de repos. »

Anna se leva en vacillant.

« Je continuerai toute seule puisque vous renoncez.

— Oh, non, protesta Iris. Vous ne pouvez pas dire ça. » Elle eut soudain elle-même l'air d'un enfant perdu.

L'inspecteur s'éclaircit la gorge. « Nous ne renonçons pas. Nous faisons juste une pause. Nous reviendrons dès le lever du jour. »

Une détresse infinie se peignit sur les traits de la jeune femme. Les larmes roulèrent silencieusement le long de ses joues.

« Tâchez de dormir un peu, conseilla Buddy Fer-raro. Je dois vous quitter à présent.

— Vous devriez partir aussi, dit Thomas à ses voisins.

— Laissez-moi passer la nuit ici sur le divan, le supplia Iris.

— Allons, Iris, fit Edward. Nous ne ferons que gêner.

— Tout ira bien, Iris, la rassura Thomas. Vous pouvez partir. »

Iris hésita, puis saisit la main blanche d'Anna entre les siennes. « Je serai de retour dès la première heure demain, promit-elle tandis qu'Edward l'entraînait vers la porte.

— Merci pour tout », dit Thomas.

Anna gémit et se cacha la figure dans les mains. « Je suis à peine partie pendant quelques minutes, Tom », murmura-t-elle.

Thomas s'assit en face de sa femme, le regard fixé sur le mur. « Je sais, dit-il d'une voix sourde. Ce n'est pas ta faute, chérie. Il ne faut pas te sentir coupable. Nous ferions mieux d'aller dormir. »

Un faible cri leur parvint du premier étage. Anna leva la tête ; elle se raidit, puis s'affala à nouveau sur la table.

« C'est Tracy », dit Thomas. Il attendit une réaction mais Anna resta prostrée. « Veux-tu que j'y aille ? demanda-t-il.

— Si cela ne t'ennuie pas, dit-elle. Je voudrais nettoyer un peu ici.

— Ne t'occupe pas de ça, chérie. Montons.

— Non, je préfère ranger. » Elle se leva et se mit à ramasser fébrilement les tasses et les serviettes froissées.

Se levant pesamment, Thomas traversa le salon plongé dans l'obscurité et se dirigea vers l'escalier. Un fracas le stoppa net. Il retourna précipitamment vers la salle à manger. Courbée en deux, Anna se tenait l'estomac à deux mains, il y avait des morceaux de porcelaine éparpillés sur la table et par terre à ses pieds.

« Chérie, que se passe-t-il ? »

Pâle comme un linge, Anna respirait à petits coups, les bras crispés sur son ventre.

« Veux-tu que j'appelle le médecin ? »

Anna secoua lentement la tête. Elle respira à fond, se redressa. « Ça va mieux. C'est presque passé.

— Je t'en prie, supplia-t-il. Viens t'allonger.

— Je viens. Dès que j'aurai terminé ici. J'en ai pour une minute. »

Thomas la laissa à contrecœur et se dirigea à nouveau vers l'escalier. Se retournant furtivement, il la vit s'asseoir sur une chaise et fixer, au-delà de son propre reflet dans la fenêtre, le gouffre noir du jardin.

« Quelle nuit ! soupira Buddy Ferraro en se glissant dans sa voiture.

— A quelle heure demain ? questionna un policier.

— Environ sept heures. J'arriverai vers six heures, six heures et demie.

— Je crains qu'une demi-heure de plus ou de moins ne fasse pas une grande différence pour ce môme », dit le policier.

L'inspecteur le fusilla du regard. « Ça peut compter énormément, au contraire.

— Hé, ne vous fâchez pas. Moi aussi, ça me bouleverse. Je serai là de bonne heure. »

Buddy mit le contact, se demandant s'il pourrait dormir. L'angoisse folle de la jeune femme s'était emparée de lui. Perdre un enfant. Un cauchemar. Buddy songea à Sandy et à leurs deux garçons, le petit Buddy et Mark. S'il devait leur arriver quelque chose...

Il décida de rentrer par l'autoroute de Millgate. C'était plus rapide que d'emprunter les petites routes, même à une heure aussi tardive.

Prenant la direction de New York, Buddy traversa le pont qui franchissait l'autoroute et descendit la rampe circulaire jusqu'au stop. On n'avait repéré aucune trace du petit garçon. Rien. Il devait pourtant y avoir un indice qui leur avait échappé. Dans ce cas, on le retrouverait. Il y mettrait toute son énergie. Il sursauta, réalisant qu'il attendait inutilement. Il n'y avait pas de voiture sur l'autoroute. Il appuya sur l'accélérateur et la voiture fonça dans la nuit.

Non loin de l'endroit où il venait de s'arrêter pour céder le passage, Buddy Ferraro n'avait pas remarqué un béret de marin blanc qui avait roulé au fond d'un fossé, sur le bas-côté de la route. Les basses branches d'un buisson le dissimulaient. Il y avait des taches noires sur le bord fripé de la petite coiffure. Et autre chose aussi. Au beau milieu du béret, Popeye clignait de l'œil en levant fièrement sa boîte d'épinards ; sur le bras musclé du bonhomme, sur son visage, sur les grosses lettres de son nom, le tissu était raidi par des traces de sang séché.

1

« C'est vous qui avez fait ça ! s'exclama Anna en passant la main sur la coupe en céramique que lui montrait Iris. Vous devenez rudement habile. »

Iris rougit et contempla les courbes du récipient. « Je suis contente que vous l'aimiez, dit-elle. Vous savez combien je suis sensible à votre opinion. »

Anna sourit intérieurement. Dès le jour où elles s'étaient connues, des années plus tôt, Iris l'avait considérée comme la sœur aînée qu'elle n'avait pas eue, bien que les deux femmes eussent à peu près le même âge. « C'est très beau, dit Anna avec sincérité. J'espère que vous me fabriquerez quelque chose un de ces jours.

— Bien sûr, mais je manque encore de technique. » Anna avala une gorgée de thé glacé. « Depuis quand

prenez-vous des cours ?

— Six mois.

— Et vous travaillez avec cette femme qui enseigne la poterie à l'hôpital ?

— Euh... oui. Mais elle a son propre atelier. Elle donne des cours bénévoles aux enfants hospitalisés. C'est pour cela que j'ai eu envie de m'initier à cet art.

— Eh bien, dit Anna, je suis très impressionnée. Vous êtes vraiment douée. »

Les deux femmes étaient assises au fond de la serre attenante à la somptueuse maison des Stewart. Le

soleil ruisselait à l'intérieur, et par les portes ouvertes un vent léger agitait les feuilles des plantes vertes.

« Comment trouvez-vous ce thé ? demanda Iris.

— Délicieux. C'est de la menthe de votre jardin ? »

Iris hocha la tête. « Henry l'a cueillie ce matin. »

Agréablement installées dans leurs fauteuils, Iris et

Anna savouraient la fraîcheur de la brise. Sur la table, la coupe vernissée bleu et ocre luisait doucement. Anna souleva une pile d'enveloppes posées près de la coupe, libellées de l'écriture soignée d'Iris. « Pourquoi toutes ces invitations ? »

Le visage d'Iris se rembrunit. « Oh, nous donnons une soirée. Au bénéfice de l'hôpital. Une de ces grandes réceptions pour collecter des fonds destinés au nouveau département de cardiologie.

— J'ai lu ça dans le journal. J'ignorais que la soirée avait lieu chez vous.

— Edward est le président du comité de soutien, vous savez. »

Anna vit les mains d'Iris se crisper sur ses genoux. « Vous recevez toujours à la perfection, la rassura-t-elle. Ce sera une réussite.

— Je l'espère. Il y a une invitation pour vous. »

Anna trouva l'enveloppe adressée à la famille

Lange. Elle sourit : « Les enfants aussi ?

— Les plus grands. J'ai pensé qu'ils mettraient un peu d'animation. »

Comme souvent, Anna éprouva un élan de pitié pour son amie. Bien qu'elle n'abordât jamais le sujet et qu'elle imaginât mal Edward penché sur un berceau, elle savait qu'Iris aurait désiré des enfants. « Cette soirée est pour bientôt ? demanda-t-elle.

— Demain en huit. Le 13. J'espère que vous serez libres. Je m'y suis prise un peu tard pour lancer mes invitations.

— Le 13, murmura Anna. Le jour de l'anniversaire de Paul. Il aura quinze ans cette année.

— Vraiment ? » Ses yeux bleus semblèrent soudain plus sombres dans son visage rond. « ... Et où est Tom aujourd'hui ?

— Avec Tracy. Ils jouent au tennis. Edward est-il là?

— Oh, non. Il avait un déjeuner d'affaires. Il vient de racheter une nouvelle société. La Wilcox Company, je crois. Ils ont quelque chose à voir avec la fabrication des hélicoptères. Je ne sais pas quand il va rentrer. »

Anna agita les glaçons dans son verre et regarda Iris à la dérobée. A la voir, personne n'aurait pu deviner que son mari était millionnaire. Propriétaire d'une entreprise de construction d'avions privés, Edward Stewart était un modèle de correction et d'élégance, très différent d'Iris, toujours vêtue à la six-quatre-deux et aussi peu soucieuse de sa coiffure que de son maquillage. Pur produit des collèges les plus réputés, elle ne ressemblait pourtant en rien aux femmes brillantes qui appartenaient à son milieu, alors que son mari montrait toujours un raffinement proche de l'affectation.

Néanmoins, ils semblaient s'entendre et l'inquiétude que reflétait soudain la voix d'Iris surprit Anna. « Iris, demanda-t-elle d'un ton hésitant, il n'y a rien qui vous tracasse, n'est-ce pas ?

— Mais non, tout va très bien. »

Soulagée de n'avoir pas ouvert la boîte de Pandore, Anna se leva. « Je dois rentrer à présent.

— Comment se débrouille Tracy avec le vétérinaire de la SPA ?

— Oh, elle adore les animaux. Elle n'est pas payée, mais semble très contente.

— Vous voyez ! C'est merveilleux ! Elle avait besoin d'un but. Je vous l'avais bien dit.

— Ça l'a aidée », admit Anna d'un ton absent, un peu agacée par les solutions simplistes qu'Iris apportait toujours à ses problèmes avec Tracy. Sa petite fille timide et secrète se transformait en une adolescente difficile et maussade qui avait l'air d'en vouloir chaque jour davantage à sa mère. Mais Iris semblait toujours croire qu'un changement d'habitudes résolvait tous les problèmes. Peut-être parce qu'elle-même n'avait pas besoin d'autre chose dans son existence dorée et sans enfant, se dit Anna avec amertume.

Iris raccompagna Anna et la regarda descendre les marches du porche.

« Merci d'être passée, Anna. Je vous téléphonerai pendant la semaine.

— Dites bonjour à Edward de ma part », cria Anna en agitant la main. Elle longea la pelouse en pente douce derrière la piscine, salua Henry, le jardinier, et s'éloigna. Le long trajet qui séparait la demeure des Stewart de sa maison lui procurait toujours le même plaisir. Le chemin sinueux traversait le parc, contournait la mare aux grenouilles et s'enfonçait sous un berceau de verdure avant d'atteindre la grande haie qui longeait le ruisseau entre les deux propriétés.

Avant d'entrer dans la maison, Anna décida d'aller cueillir quelques légumes dans son jardin potager pour le dîner. Elle était très fière de ses plantations cette année. Elle s'était découvert une véritable passion pour le jardinage au printemps dernier et les semis que lui avait donnés Henry avaient produit une superbe récolte.

Elle alla prendre son sécateur et un panier d'osier dans la resserre et se dirigea paisiblement vers son carré de potager. D'un beau violet luisant, les aubergines s'étalaient sur le sol, à moitié dissimulées sous leurs feuilles. Les tomates rouges et pulpeuses au bout de leurs tiges semblaient prêtes à éclater. On distinguait à peine les cosses de haricots sur leurs rames. Prenant soin de ne pas abîmer sa récolte, Anna se mit à sa cueillette. Son panier plein, elle arracha quelques mauvaises herbes ici et là, mais il restait peu à faire. Les plants avaient porté leurs fruits. A elle d'en profiter maintenant. Passé un certain stade, on ne peut plus changer le cours que prennent les choses.

Avec un soupir, Anna se redressa et se dirigea vers la maison. En passant devant l'endroit où se trouvait autrefois le parc à jeux des enfants, elle s'arrêta et s'assit sur la balancelle rouillée, contemplant tristement le carré de pelouse. Il était vert à présent et planté de fleurs. Mieux valait ne pas évoquer l'anniversaire de Paul, songea-t-elle. Cela ne servirait qu'à contrarier Tom.

Elle savait à quel point il avait horreur d'aborder ce sujet. Pourtant, tous les ans, elle ne pouvait s'empêcher d'y faire allusion, comme s'il était vital pour leur fils que ses parents évoquent son nom, se souviennent du jour de sa naissance. Et tous les ans, Thomas se détournait d'elle, l'air sombre. Elle n'avait pas l'intention de lui faire de la peine ; mais cela lui paraissait important. L'an dernier, il s'était brusquement mis en colère.

« Anna, je ne supporte pas que tu parles de ça.

— De quoi ? De son anniversaire ?

— Chaque année, c'est le même refrain. Paul a onze ans aujourd'hui. Paul a douze ans. Treize ans. Pourquoi faut-il que tu ressasses la même chose à chaque fois ?

— Parce que c'est son anniversaire. Parce que je veux m'en souvenir.

— On dirait un jeu macabre. L'anniversaire de Paul. Comme s'il était toujours en vie, prêt à franchir le seuil de la porte.

— Je suis certaine qu'il est en vie. Pas toi ? Ecoute, nous ne savons rien. Nous ne devons pas perdre espoir, chéri. »

Thomas s'était éloigné d'elle sans ajouter un mot et le sujet avait été clos une fois de plus. Anna n'aurait pu préciser le moment où ils avaient cessé de parler de Paul. Mais la disparition de l'enfant avait altéré l'harmonie de leur mariage. Tom voulait tirer un trait, ne plus y penser. Ou du moins Anna le croyait-elle, alors qu'elle-même restait désespérément en quête d'une aide, d'un conseil, de l'assurance de retrouver un jour la trace de ce qui semblait irrémédiablement perdu. D'un commun accord, ils évitaient d'en discuter. C'était ce qu'il y avait de mieux à faire.

Anna franchit le porche, à l'arrière de la maison, et entra dans la cuisine fraîche et paisible. Elle posa le panier sur le billot de bois à côté de l'évier et ouvrit le robinet. Le bruit de l'eau troubla le silence qui régnait dans la maison. En temps normal, Anna aimait particulièrement s'affairer dans sa cuisine, mais aujourd'hui une tristesse indicible s'emparait d'elle.

Quelqu'un frappait à la porte. Elle courut ouvrir, ne vit personne. S'avançant sur le porche, elle aperçut le dos familier d'un homme qui se dirigeait vers sa voiture garée dans l'allée.

« Buddy ! appela-t-elle. Revenez. Je suis là. » L'inspecteur Mario Ferraro s'immobilisa, tourna lentement la tête vers la jeune femme qui lui souriait chaleureusement en haut des marches. Au cours des années, il avait appris à bien la connaître. Longtemps après que l'on eut officiellement abandonné l'enquête sur la disparition de Paul, elle avait continué à lui téléphoner, le questionnant sur des histoires de médiums, de disparitions d'enfants ou sur toute affaire ayant une similitude avec la sienne. Il lui avait toujours répondu avec patience et bienveillance. « C'est encore cette pauvre femme », lui avait dit son jeune collègue Parker, la dernière fois qu'elle avait téléphoné au sujet d'un enfant retrouvé à Houston. Cette pauvre femme.

C'est ainsi que les autres la considéraient. Mais Buddy admirait secrètement le courage et la ténacité d'Anna. Après avoir perdu son fils, puis son bébé, elle s'était ressaisie et lancée à corps perdu dans les recherches. Certains jugeaient ses efforts anormaux, mais Buddy y trouvait une grande cohérence. Il en aurait fait autant à sa place. Il avait décidé de l'aider. Un soir, Thomas l'avait pris à part dans la cuisine. « Il n'y a pas moyen de la raisonner », avait-il dit. D'une certaine façon, Buddy préférait la réaction d'Anna à celle de Thomas. Mais il n'en avait rien laissé paraître. « Ça ne m'ennuie pas, avait-il répondu. Je comprends ce qu'elle ressent. »

« Que vous arrive-t-il ? demanda Anna. Vous n'avez pas l'air dans votre assiette. » Buddy sourit. « Je suis heureux que vous soyez là.

— J'étais dans le jardin. Je n'ai pas entendu votre voiture. J'espère que vous n'avez pas trop attendu. »

L'inspecteur rejoignit Anna sur le porche et la regarda d'un air grave. Anna passa son bras sous le sien. « Mon potager est splendide cette année. Je vais vous donner des aubergines et des tomates pour Sandra. Vous lui demanderez de vous faire cuire des aubergines au parmesan.

— Anna... »

Ils traversèrent l'entrée et pénétrèrent dans l'accueillante salle de séjour en L pleine de fleurs, de porte-revues et de coussins en tapisserie. Anna lâcha le bras de l'inspecteur et lui désigna l'un des deux fauteuils. « Asseyez-vous, je vous en prie. Je ne vous ai pas vu depuis longtemps. Je suis contente que vous soyez là. J'étais d'humeur un peu cafardeuse. » Elle s'installa en face de lui.

« Voulez-vous boire quelque chose ? Un soda, une bière ? »

Le policier refusa d'un signe. « C'est bon de vous voir », dit-il doucement.

Anna sourit. « Comment vont les garçons ? Mark et le petit Buddy ?

— Bien. Mark entre à l'université l'an prochain. Sandy et moi, nous allons le conduire au collège pour une session d'orientation.

— Oh, Buddy ! Déjà ! Est-ce possible ? C'est merveilleux. Vous devez être fiers de lui tous les deux.

— Oui... Anna, j'ai des nouvelles pour vous. »

Anna sursauta comme s'il l'avait frappée. Tout au

long des années, elle avait attendu, telle une amoureuse qui espère en vain recevoir une lettre. A la longue, elle s'était mise à guetter le facteur, non la lettre. Et aujourd'hui l'inspecteur bouleversait brusquement la situation. Elle le fixa droit dans les yeux, cherchant à deviner le message qu'il lui apportait. « Où est Thomas ? demanda-t-il à voix basse. J'aurais préféré qu'il soit là.

— Il est absent.

— Peut-être devrions-nous...

— C'est Paul, murmura-t-elle. N'est-ce pas ?

— Anna... je ne sais comment vous l'annoncer. Vous allez avoir un choc. On... on a retrouvé Paul. Il est vivant. »

La jeune femme écrasa ses poings contre sa bouche et ferma les yeux. Pendant un moment les mots flottèrent dans l'air sans qu'elle en saisît immédiatement la portée. Un frisson d'angoisse la parcourut, l'impression que si elle essayait de comprendre les paroles de Buddy, de s'en emparer, elles lui seraient brutalement arrachées. Tout espoir, tout ce pour quoi elle avait prié, à quoi elle s'était raccrochée durant si longtemps, s'évanouirait sur l'heure et pour toujours. « Ne me racontez pas d'histoires, Buddy, le prévint-elle d'une voix rauque, presque inaudible.

— J'en serais incapable, Anna. Paul est vivant. » Surpris de sentir des larmes lui monter aux yeux, il serra les lèvres avec un pauvre sourire.

Anna resta un moment figée dans son fauteuil. Puis, lentement, comme en transe, elle glissa à genoux sur le sol, les bras serrés autour de sa poitrine, la tête penchée, les yeux clos. Le silence envahit la pièce.

Lorsque Anna se redressa, son visage ressemblait à une fleur en train d eclore, ouvrant un à un ses fragiles pétales. Elle saisit la main que lui tendait Buddy. « Racontez-moi tout, souffla-t-elle. Où est-il ? Comment va-t-il ? Est-il en sécurité ?

— Il va bien. »

Ils restèrent sans parler, leurs doigts entremêlés. Buddy sentait les vagues de frissons qui la secouaient. Il toussa et fouilla dans sa poche. « Tenez », dit-il en lui tendant son mouchoir. Et tandis qu'Anna s'essuyait les yeux, il se mit à raconter.

« C'est arrivé ce matin. Nous avons reçu un appel téléphonique du shérif de Hawley, en Virginie de l'Ouest. Il avait été contacté par un pasteur détenant la preuve que Paul avait vécu pendant toutes ces années à Hawley en tant que fils d'Albert et de Doro-thy Lee Rambo. La femme était atteinte d'un cancer.

La semaine dernière, elle est venue trouver ce pasteur, le révérend Orestes Foster, et lui a remis une lettre en lui précisant de l'ouvrir après sa mort. Elle est décédée hier. La lettre était une sorte de confession : son mari et elle avaient enlevé Paul et l'avaient élevé comme leur propre fils ; elle révélait également l'identité de Paul, qu'ils n'ont apparemment jamais ignorée.

— Etes-vous sûr qu'il s'agit de Paul ?

— C'est votre fils, sans aucun doute. La femme a conservé les petits vêtements qu'il portait le jour de l'enlèvement, des photos, des choses comme ça. De toute évidence, elle croyait que sa maladie était la punition de son crime. Elle voulait réparer, s'assurer que l'enfant vous serait rendu.

— Et son mari ?

— C'est le hic. Elle a dû lui parler de ses intentions, car il a pris la fuite avant même qu'elle ne soit morte, abandonnant le gosse. Il n'a pas reparu depuis. Je crains qu'il ne soit un peu déséquilibré. D'après ce qu'on m'a dit, il a été hospitalisé pour troubles mentaux.

— Oh, mon Dieu !

— Autant que nous le sachions, il n'a jamais fait aucun mal au... à Paul... d'aucune façon. Il est seulement légèrement dérangé. Apparemment, Dorothy Lee était une brave femme. Elle travaillait comme infirmière. Toujours est-il que la police recherche ce Rambo. Ainsi que le FBI. On va le retrouver.

— Où se trouve Paul en ce moment ? Lui avez-vous parlé ?

— Non. Pas encore. La police de Hawley est toujours en train de l'interroger. Ils s'efforcent de recueillir le maximum d'informations. De reconstituer l'histoire morceau par morceau. Mettez-vous à leur place. Ça leur a fichu un coup. Ils connaissaient ces Rambo depuis des années. Vous auriez dû entendre le shérif au téléphone. J'arrivais à peine à comprendre ce qu'il baragouinait. » Buddy eut un petit rire.

« Mais Paul va bien, n'est-ce pas ? insista Anna. Il n'a rien ? »

Buddy lui serra la main. « Ils prennent bien soin de lui. Et vous l'aurez auprès de vous avant même de vous en apercevoir.

— Pourquoi ? murmura Anna. Comment l'ont-ils pris ? Pourquoi mon fils ?

— Nous ignorons encore les détails. Paul était trop jeune pour s'en souvenir. Mais chaque chose en son temps, Anna. Vous le saurez assez tôt. Au moins est-il en vie. Et nous l'avons retrouvé.

— Il faut que je le voie.

— Bien sûr. Vous allez le revoir très vite. »

Anna leva vers lui ses yeux graves, noyés de larmes.

« Je n'ai jamais renoncé, Buddy. Parfois, j'ai cru devenir folle. J'ai toujours pensé qu'il reviendrait à la maison.

— Vous aviez raison. »

Les larmes se mirent à rouler lentement sur les joues de la jeune femme. Pour la première fois en onze ans, elle se représenta son fils sans être torturée par l'angoisse. A quoi ressemblait-il maintenant ? Comment allait-il se comporter ? La reconnaîtrait-il ? « Il faut que je prévienne Thomas. Et Tracy. Je dois aller les chercher.

— Où sont-ils ?

— Au tennis du parc municipal. Je dois les prévenir. » Anna se mit debout en vacillant et contempla la pièce autour d'elle d'un air perdu. « Où ai-je mis les clefs de la voiture ? » Elle s'essuya les yeux, mais ses larmes redoublèrent.

« Ne cherchez pas, dit Buddy en se levant à son tour. Je vais vous conduire. Vous n'êtes pas en état de prendre le volant.

— Je ne veux pas vous déranger, Buddy.

— Je préfère ne pas vous savoir seule sur les routes. »

Anna n'insista pas.

Ils parlèrent à peine pendant le trajet. Comme s'il était peu sûr de ses réflexes, Buddy porta une atten-tion excessive à la route. Raide comme un piquet sur le siège à côté de lui, Anna fixait le pare-brise, perdue dans les pensées qui se bousculaient dans sa tête. Les mains crispées, elle se retenait pour ne pas crier : « Plus vite, plus vite. »

L'inspecteur conduisait aussi vite que la prudence le lui permettait. Un bref coup d'œil vers le profil délicat d'Anna l'alarma. Les souffrances qu'elle avait endurées se devinaient aux rides qui lui barraient le front. Des fils blancs striaient ses cheveux bruns et soyeux. Pourtant ses yeux étincelaient et son teint avait retrouvé un éclat perdu depuis longtemps. Il pria secrètement pour que ses tourments soient finis à jamais. Il aurait aimé pouvoir chasser le sentiment de malaise qui l'avait harcelé toute la journée, chaque fois qu'il songeait au retour de Paul chez ses parents.

Ils franchirent les colonnes de pierre qui flanquaient l'entrée du parc municipal. Lorsque la voiture s'arrêta près des courts, derrière le terrain de base-bail, Anna aperçut à travers les rosiers grimpants et les hauts grillages verts l'éclat blanc de la jupe de Tracy, ses jambes vives d'adolescente et, de dos, la silhouette trapue et musclée de Thomas, de l'autre côté du filet.

« Bon, dit-elle à voix haute, comme pour se donner du courage.

— Voulez-vous que j'attende ?

— Tom me reconduira. Buddy, je ne pourrai jamais assez vous remercier. » Elle se pencha, l'étrei-gnit brusquement avec ferveur, et s'apprêta à sortir de la voiture. Au moment où elle posait la main sur la poignée, elle se retourna vers lui, le front plissé.

« Qu'y a-t-il ? demanda l'inspecteur.

— Buddy, je ne peux m'empêcher de penser à cet homme, le ravisseur.

— Rambo ?

— Oui. Vous dites qu'il est déséquilibré. Qui sait ce qu'il est capable de faire ? »

Buddy chassa les craintes d'Anna d'un geste de la main.

« Je suis certain qu'Albert Rambo ne cherche qu'à partir le plus loin possible. Il n'y a rien à craindre, Anna. Nous allons vous ramener Paul sain et sauf. Allez annoncer la bonne nouvelle à Tom et à Tracy. »

Anna sourit et claqua la portière derrière elle.

« Bonne chance ! » lui cria Buddy. Il la regarda se hâter vers le court de tennis. Il ne lui avait pas dit toute la vérité sur la gravité de l'état mental d'Albert Rambo. Pas plus qu'il n'avait rapporté la description troublante que le shérif de Hawley avait faite du jeune garçon maussade et renfermé dont Anna attendait le retour avec tant de joie. Pourquoi l'alarmer ? Les choses s'arrangeraient d'elles-mêmes.

« Cette fois-ci, gare à toi ! » cria Tracy au moment où sa raquette frappait vigoureusement la balle. Thomas bondit vers le filet et leva le bras, prêt à frapper ; mais l'entrée précipitée d'Anna sur le court le déconcentra. Il sourit, lui fit un signe de la main.

« Maman ! hurla Tracy exaspérée. Sors du court. Tu n'as pas le droit de venir ici ! »

Anna n'eut même pas l'air d'entendre sa fille. Elle courut vers Thomas et s'arrêta à un mètre de lui.

« Tom, j'ai quelque chose à te dire.

— Qu'y a-t-il, chérie ? Que se passe-t-il ? » Il fit un pas vers elle.

« C'est Paul. »

Thomas pinça les lèvres, les yeux soudain étrécis. « Nous sommes en plein milieu d'une partie, Anna.

— Qu'est-ce que vous fichez ? cria Tracy de l'autre côté du filet.

— Tom, Buddy Ferraro est venu tout à l'heure à la maison. On a retrouvé Paul. Il est en vie. La femme qui l'avait kidnappé est morte en laissant des aveux. Tom, il est vivant ! Il va rentrer à la maison. Paul va revenir à la maison. »

Thomas dévisagea sa femme d'un air stupéfait, laissant pendre sa raquette au bout de son bras. « Quoi ? murmura-t-il.

— C'est vrai. C'est la vérité. Paul va nous être rendu. »

Le cœur de Thomas fit un bond et se mit à tambouriner dans sa poitrine. Ses yeux enregistrèrent le bleu du ciel, le vert du gazon, le visage en pleurs d'Anna et il sut qu'il ne rêvait pas. Mais le battement du sang dans ses oreilles étouffait les mots qu'elle prononçait. C'était des mots qu'il n'avait plus jamais espéré entendre. Lorsqu'il cherchait à se représenter Paul, il n'y avait que le néant dans son esprit, un trou noir par lequel il avait volontairement remplacé l'image de son fils, au fil des années.

Anna lui saisit les mains. La chaleur de ses doigts, l'intensité de son regard aidèrent Thomas à se reprendre. Les sensations affluèrent à nouveau en lui et il éprouva une tendresse éperdue envers sa femme. Elle se tenait vaillamment devant lui, tel un jeune arbre qui a résisté à la tempête.

Il l'entoura de ses bras, l'attira maladroitement contre lui. « Je le savais, dit-elle, la joue pressée contre sa chemise humide de transpiration. Je savais qu'il était en vie. Je savais qu'il reviendrait. »

Thomas lui caressa les cheveux, le regard lointain. « Paul est vivant, murmura-t-il. Tu ne cessais de le dire. Je n'ai jamais cru... je ne peux pas le croire. »

Anna s'écarta de lui, les yeux noyés de larmes.

« Oh, chéri », murmura-t-elle.

Thomas lui serra les bras. Il aurait aimé pouvoir pleurer lui aussi, mais les larmes restaient bloquées au fond de sa gorge.

« C'est merveilleux, dit-il. Mon Dieu, c'est incroyable.

— Tant pis pour toi », cria Tracy au fond du court. Elle jeta sa raquette et se dirigea d'un air digne vers la sortie. « J'ignore ce que vous fabriquez tous les deux, mais tu peux te trouver une autre partenaire.

— Non, Tracy », s'écria Anna en s'écartant des bras de Thomas pour se précipiter vers sa fille. Elle se pencha au-dessus du filet. « Tracy, attends. Nous avons quelque chose à te dire. Attends. » Anna ne voulait pas crier la nouvelle devant les autres joueurs.

Mais sans prendre la peine d'écouter sa mère, Tracy atteignit la porte du court qu'elle ouvrit brutalement.

« Tracy, écoute-moi, chérie, supplia Anna. On a retrouvé ton frère. Paul. Paul va revenir. »

La jeune fille pivota sur elle-même, regarda sa mère agrippée au filet, son père immobile derrière elle, les bras ballants.

Le sang quitta lentement son visage bronzé, criblé de taches de rousseur. Elle parut pétrifiée sur place, les yeux vides, sans expression, fixés sur ses parents. Ses lèvres n'étaient plus qu'une ligne blanche. Pendant un moment sa main resta figée sur la poignée de la porte, puis retomba lourdement le long de son corps. La porte du grillage se rabattit avec un bruit métallique derrière elle.

2

« Allez, ma belle endormie. Debout ! »

Anna se força à ouvrir les yeux et, l'esprit engourdi, regarda Thomas. Debout en robe de chambre près du lit, il lui apportait le plateau du petit déjeuner qu'ornait un dahlia du jardin dans un verre à pied.

Elle remonta les draps sur sa poitrine et s'assit avec un sourire ensommeillé. « Chéri, qu'est-ce que c'est ?

— Œufs, toasts, café et Bloody Mary ! J'ai oublié le lait. Tiens, prends ça. Je reviens tout de suite.

— Quelle heure est-il ?

— Presque onze heures. J'ai pensé que tu avais besoin de dormir. »

Anna se renversa sur les oreillers et sourit en contemplant le plateau sur ses genoux. Elle parcourut du regard la pièce ensoleillée, le couvre-lit en patchwork roulé en boule au pied du lit, les vêtements éparpillés un peu partout, traces éloquentes de leur impatience amoureuse.

Hier, après leur retour du tennis, ils avaient passé le reste de la journée entre les coups de téléphone, les visiteurs, la famille, les amis, les journalistes. Vers neuf heures du soir, Thomas était allé chercher de quoi dîner chez le Chinois. Prétextant qu'elle avait mal à l'estomac, Tracy s'était enfermée dans sa chambre. Vers minuit, Thomas avait débranché le téléphone, entraîné Anna dans leur chambre et, avec une ardeur qu'elle ne lui avait pas connue depuis longtemps, il lui avait fait l'amour comme si c'était la dernière fois. Au plus fort du plaisir, il avait poussé un cri si semblable à un cri d'angoisse qu'elle avait frémi. Elle l'avait apaisé jusqu'à ce qu'il cédât au sommeil, mais elle-même était ensuite restée éveillée une grande partie de la nuit, l'esprit et le cœur trop gorgés d'émotion pour s'endormir. C'est à l'aube seulement que l'épuisement avait eu raison d'elle.

La porte de la chambre se rouvrit et Thomas rentra avec un petit pot de lait qu'il posa sur le plateau en s'asseyant sur le lit. « Tant pis pour les miettes ! dit-il. Mangeons. »

Anna lui caressa la joue. « C'est bien agréable.

— J'ai pensé qu'il fallait fêter ça. Et puis, nous n'avons pas eu une minute à nous, hier, avec cette agitation.

— Où est Tracy ?

— Elle est partie tôt, à vélo. Elle a laissé un mot pour prévenir qu'elle était chez Mary Ellen.

— Je crois qu'elle est bouleversée par tout ça. »

Thomas remua le Bloody Mary avec une branche

de céleri avant de tendre son verre à Anna. « C'est un changement, dit-il. Un grand changement pour nous tous. Mais Tracy s'en réjouira vite lorsqu'elle se rendra compte de la différence dans notre vie. »

Anna soupira. « Notre fils. De retour à la maison. Sain et sauf. »

Thomas hocha la tête et commença à manger son œuf. « Nous allons enfin mener une vie normale. Comme les autres familles.

— Nous avons eu une vie à peu près normale, malgré les circonstances, protesta doucement Anna.

— Je sais. Je ne voulais pas dire ça.

— Ce sera simplement une vie beaucoup plus heureuse, avec Paul auprès de nous.

— C'est ce que je voulais dire. Ce cauchemar va prendre fin. Toi qui courais d'un bout à l'autre du pays dès qu'on entendait parler d'un enfant retrouvé quelque part. Ces nuits passées à téléphoner, ces recherches sans fin. Les cinglés qui appelaient à toutes les heures du jour ou de la nuit, pour rien. Et les journalistes, la police, les médiums. Si jamais j'en rencontre un...

— Ils s'efforçaient tous de nous aider.

— J'en suis persuadé, mais ils t'en ont fait voir de toutes les couleurs. Admets-le. Maintenant Paul va revenir et nous pouvons enfin cesser de nous tourmenter. Retrouver un rythme de vie normal. Tu ne peux savoir à quel point ça m'a manqué. »

Anna le regarda d'un air grave. « A moi aussi, dit-elle. Mais nous n'avions pas le choix.

— D'accord, dit-il. A présent, mange tes œufs avant qu'ils ne refroidissent, et ensuite je pourrai peut-être me glisser sous les draps avec toi, humm ? »

Anna rit et piqua sa fourchette dans ses œufs. « Ils sont cuits à point, dit-elle. Puisque tu te débrouilles si bien, je vais te laisser le soin de les préparer à partir d'aujourd'hui.

— Tu as un mari doué, dit-il. Et modeste.

— Buddy n'a pas encore téléphoné ? demanda-t-elle. Il devait s'arranger pour que nous parlions à Paul ce matin. Je suis étonnée de ne pas avoir de ses nouvelles. »

Thomas versa un peu de crème dans son café. « Il a peut-être tenté d'appeler. Je ne sais pas. Je n'ai pas rebranché le téléphone.

— Tom, protesta Anna. Paul cherche peut-être à nous joindre.

— Je voulais que tu dormes. Tu étais si fatiguée. »

Anna posa le plateau à côté d'elle et se pencha vers le téléphone, sur la table de chevet. « Branche-le, veux-tu chéri ? Je vais appeler Buddy.

— Tu devrais finir de manger.

— Laisse-moi me renseigner. »

Thomas retira le plateau du lit, le posa par terre et remit la fiche du téléphone dans la prise.

Anna prit le récepteur et composa le numéro.

Assis sur le tapis, la tête appuyée contre le sommier, Thomas regarda d'un air morose les œufs qui refroidissaient sur le bord de l'assiette. Il mordit dans un toast, mâcha lentement. Le pain lui laissa un goût de carton dans la bouche.

Une semaine interminable de préparatifs, de paperasseries et d'attente s'écoula. Mais ce matin, dans sa cuisine inondée de soleil, Anna pensait au dîner qu'elle allait préparer pour le retour de Paul à la maison, ce soir. La table était couverte de livres de cuisine aux illustrations plus alléchantes les unes que les autres. Anna se frotta les yeux et bâilla. Elle n'était pas vraiment fatiguée, nerveuse plutôt.

La journée s'annonçait chaude. D'habitude, un vent léger rafraîchissait agréablement la maison. Anna voulait que tout fût parfait pour le retour de Paul chez lui. Elle voulait qu'il se sentît heureux d'être ici.

Elle se replongea dans ses livres de recettes, tourna lentement les pages, cherchant la meilleure façon de fêter l'événement. Comment savoir ce qu'il aimait ? Elle fut un instant tentée par une recette de homard. C'était un plat exceptionnel et délicieux. Mais si Paul était allergique aux crustacés ?

Le menton dans la main, elle contempla les plantes qui poussaient en abondance sur le rebord de la fenêtre. Les questions qui lui avaient si souvent occupé l'esprit durant la semaine revinrent la harceler. A quoi ressemblait-il ? Comment était-il ? Durant ces onze dernières années, elle avait passé son temps à le voir partout. Dans tous les terrains de jeu, sur les balançoires, au coin des rues, dans les couloirs de l'école de Tracy. Son cœur faisait un bond dans sa poitrine. Certaine qu'il s'agissait de Paul, elle s'apprêtait à crier son nom. Mais au moment où elle ouvrait la bouche, ce n'était plus son visage qu'elle voyait devant elle, mais celui d'un inconnu aux cheveux blonds. Elle se détournait rapidement afin que l'enfant ne pût lire l'angoisse et le désespoir dans son regard.

Mais ce soir elle ouvrirait la porte, et ce serait lui. Ce soir.

Elle s'arracha à sa rêverie et se replongea dans ses recettes. Du mouton accompagné de riz brun ? Le plat lui parut appétissant. La viande luisait dorée et succulente sur la photo. Anna hésita. La perspective d'allumer le four par cette température ne l'enchantait guère. Par la porte de la cuisine, elle voyait une brume de chaleur flotter au-dessus du jardin. Anna tourna la page. Il faisait trop chaud pour manger du mouton.

Vêtue de sa tenue de tennis blanche, Tracy entra dans la cuisine et s'affala sur une chaise sans dire bonjour. Anna repoussa ses livres.

« As-tu bien dormi ? demanda-t-elle.

— Il y avait un tel raffut dans la maison que ça m'a réveillée. »

Anna ignora l'expression boudeuse de sa fille. « Je ne voulais pas te déranger, chérie. Mais je me suis levée tôt car j'avais beaucoup de travail. J'ai fait le ménage, ciré les meubles, et ensuite j'ai préparé un gâteau. » Elle se leva, alla prendre le moule à gâteau sur le comptoir et souleva le couvercle pour faire admirer son œuvre à Tracy. On lisait : « Bienvenue à la maison, Paul » en lettres bleues disposées en arc de cercle sur le glaçage du gâteau. « J'ai pensé que les enfants aimaient tous le chocolat. Qu'en dis-tu ? »

Tracy contempla l'inscription, puis leva les yeux vers sa mère. « C'est toi qui as fait ça ?

— Ça te semble bon ?

— Ouais. »

Anna remit le gâteau à sa place, s'essuya les mains

à son tablier et se tourna vers sa fille. « Que veux-tu pour ton petit déjeuner, chérie ?

— Rien.

— Ecoute, tu devrais manger quelque chose. Tu ne peux pas partir l'estomac vide.

— Un jus de fruits.

— Si tu prenais des céréales. Je vais te les préparer.

— Non ! cria Tracy. J'ai dit un jus de fruits. »

Thomas entra, boutonnant un poignet de chemise.

Il s'arrêta brusquement et regarda sa fille.

« Je n'ai pas faim par cette chaleur », lui expliqua Tracy. Elle avait le teint brouillé. Son menton tremblait.

« N'en parlons plus, dit Anna.

— Ce n'est pas la peine de crier, dit Thomas.

— Elle veut me forcer à manger quand je n'ai pas faim », marmonna Tracy.

Anna posa un verre de jus de fruits devant sa fille et se tourna vers Thomas. « Tu n'as pas bien dormi cette nuit. J'espère que je ne t'ai pas réveillé en m'habillant.

— J'ai ouvert un œil. Il faisait complètement nuit. Quelle heure était-il ?

— Oh, il devait être quatre heures et demie, cinq heures moins le quart.

— Cinq heures moins le quart !

— Je n'arrivais pas à dormir. J'étais trop énervée. »

Thomas la serra dans ses bras et l'embrassa sur le

front.

« Que veux-tu pour ton petit déjeuner ? demanda Anna.

— Je suis en retard. Je prendrai quelque chose au bureau.

— Oh, Tom...

— Que fabriques-tu avec tout ça ? interrogea-t-il en jetant un coup d'œil sur la pile de livres de cuisine.

— Je cherche une recette pour ce soir. Je me demande si je ne devrais pas regarder aussi dans mes magazines.

— Je croyais que tu les mettais de côté pour les occasions exceptionnelles.

— Je suis tellement débordée que j'ai du mal à garder les idées claires. »

Tracy tira bruyamment sa chaise et se leva. Anna tenta de retenir son attention. « Que devrions-nous faire pour dîner, à ton avis, chérie ?

— Je m'en vais, déclara Tracy.

— Tu joues au tennis, ce matin ?

— Mmmm...

— Avant de t'en aller, j'aimerais que tu ôtes tes affaires de la chambre d'amis... de la chambre de Paul. Je dois faire le ménage.

— Je les enlèverai plus tard. Au revoir, Papa. »

Thomas lui sourit. « Amuse-toi bien. »

Anna ramassa le verre sur la table. « Je veux que tu le fasses tout de suite. Il faut que je puisse entrer dans cette pièce. »

Tracy se raidit. « J'ai un match, ce matin.

— Ça ne te prendra pas longtemps, insista Anna. D'ailleurs, tu as eu toute la semaine pour le faire.

— Je t'ai dit que j'avais un match de tennis.

— Et je te dis que j'ai besoin de préparer cette chambre pour Paul. Je parle sérieusement, Tracy. Monte immédiatement. Il y a des choses plus importantes que ton match. Ton frère arrive ce soir. »

Tracy se tourna vers sa mère, l'air buté. Ses yeux bleu clair étincelaient de rage. « Je m'en fiche. Je me tire. »

Anna resta muette, frappée de stupeur par le regard de défi de sa fille.

« Tracy ! ordonna Thomas, fais ce qu'on te dit.

— Merde ! cria Tracy en sortant d'un pas furieux. Vous me cassez les pieds. »

Anna s'assit. « Seigneur, toute cette histoire la met dans un état épouvantable. Je ne comprends pas. As-tu essayé de lui parler ? Elle est complètement braquée contre moi. »

Thomas glissa son journal dans sa serviette. « Non, avoua-t-il. Je ne sais pas quoi lui dire.

— Peut-être est-elle jalouse de Paul. Elle se sent frustrée.

— Il est vrai que nous n'avons pas eu d'autre sujet de conversation durant toute cette semaine.

— Je sais, mais c'est normal. Comment ne serions-nous pas tous bouleversés ?

— Elle a peut-être l'impression qu'il en sera toujours ainsi, une fois qu'il sera à la maison.

— Que veux-tu dire ?

— Je ne sais pas, répondit Thomas. Elle est un peu difficile en ce moment, c'est tout.

— Je crois que tous les parents réagiraient comme nous. »

Thomas jeta un coup d'œil à sa montre. « Elle s'y fera. Ecoute, Anna, je suis pressé. »

Anna se leva et chercha les clefs de sa voiture. Celle de Thomas était en panne et elle devait conduire son mari à la gare.

« Ton tablier, Anna », dit-il.

Elle baissa la tête vers son tablier taché de chocolat et de sirop, 1 ota et le pendit au crochet, derrière la porte.

Les vieux érables formaient une voûte feuillue au-dessus des paisibles petites routes de Stanwich. Délimitées par des murs de pierre et des haies d'arbres fruitiers, d'imposantes demeures se dressaient au milieu de pelouses parfaitement entretenues. Seules quelques voitures troublaient le calme de la matinée.

Anna conduisait. Silencieux à ses côtés, sa serviette ouverte sur ses genoux, Thomas parcourait ses dossiers. Aux abords du centre de la ville et de la gare, les maisons se firent plus proches les unes des autres, de plus en plus modestes. Anna jeta un coup d'œil vers Thomas.

« Tom...

— Oui...

.— Penses-tu à ce soir ?

— Bien sûr.

— Je n'arrive toujours pas à y croire. C'est un miracle. Notre fils qui revient à la maison... Nous allons nous retrouver tous ensemble. Comme avant.

— Je l'espère, dit Thomas. Je l'espère de tout mon cœur.

— C'est merveilleux. Un tel bonheur...

— Oui. » Il posa sa main sur la cuisse d'Anna. « J'ai seulement peur... J'espère que Paul ira... ira bien.

— Depuis le moment où nous avons eu des nouvelles de Paul, je n'ai cessé de songer... de m'inquié-ter...

— A propos de quoi ?

— Eh bien !... il me semble qu'il serait prudent de demander une protection... pour lui.

— Pourquoi ? Je ne comprends pas.

— Ecoute, je ne peux pas m'empêcher d'être inquiète à cause de lui.

— De Paul ?

— Non. De cet homme », dit-elle en frissonnant.

Il y eut un silence. « Rambo, ajouta-t-elle. Il erre en

liberté quelque part. C'est un déséquilibré. Dieu sait ce qu'il est capable de faire. Il peut décider de rechercher Paul. Il peut s'imaginer que Paul lui appartient et vouloir le retrouver, ou je ne sais quoi.

— Il ne faut pas voir les choses en noir, Anna. Nous n'avons aucune raison de lui prêter de telles idées. »

Anna se tourna vers lui. « Comment peux-tu en être aussi sûr ! Il a déjà enlevé notre fils, non ?

— Regarde la route ! » cria Thomas.

La voiture fit une embardée dans un virage, puis se redressa.

« Ecoute, dit Thomas. La police... ton ami Buddy... tout le monde t'a dit que cet homme ne cherche sans doute qu'à s'enfuir aussi vite qu'il le peut. Il sera accusé de kidnapping s'il est pris par la police. Pour lui, la dernière chose à faire serait de venir rôder par ici. Je crois que tu devrais cesser de te tourmenter.

— Je sais tout ça. Mais je sais aussi que nous avons affaire à un être irrationnel et imprévisible. Crois-tu qu'il était sensé de sa part d'enlever notre fils ? Comment peux-tu prévoir la façon dont va agir cet indi-vidu ? Nous savons qu'il a été hospitalisé pour troubles mentaux.

— D'accord. Mais s'il a pu s'enfuir en découvrant que sa femme avait vendu la mèche, nous pouvons raisonnablement supposer qu'il ne va pas se jeter tout droit dans les bras de la police.

— Tu as peut-être raison. Mais je ne suis pas tranquille.

— Bon Dieu ! Anna, dit lentement Thomas au moment où ils arrivaient en vue de la gare, je croyais qu'une fois Paul de retour, tu en finirais avec tout ça. Prends-tu vraiment plaisir à t'inquiéter ? Pourquoi n'es-tu jamais satisfaite ? »

Anna arrêta la voiture près du quai et laissa le moteur tourner. « Non, je ne prends aucun plaisir à m'inquiéter, et tu le sais très bien. Mais je ne peux pas négliger cette menace. Pas après ce que nous avons vécu. Et tes reproches n'arrangent rien.

— Très bien. Je suis désolé, excuse-moi. » Thomas ouvrit la portière et sortit. Un flot de passagers passa de part et d'autre de la Volvo. Anna se glissa sur le siège du passager et regarda son mari refermer la portière. Comme elle s'apprêtait à parler, Thomas consulta sa montre et se pencha par la vitre ouverte.

« Essaie de rentrer tôt à la maison, dit-elle. Ce sera une soirée merveilleuse, tu verras.

— Je sais. » Thomas lui adressa un sourire crispé et s'éloigna en direction du quai.

Des odeurs de pain grillé, de bacon et de frites s'échappaient de l'aérateur noirâtre à l'arrière du restaurant et se répandaient dans le parking derrière la rangée des magasins. L'homme caché dans le clair-obscur du petit matin sentit la faim lui tordre l'estomac. Il se tirailla la peau du visage, laissant des traînées rouges sur ses joues blafardes. A l'intérieur du restaurant, les serveuses et le chef plaisantaient au milieu d'un vacarme de vaisselle. L'homme entendait ce qu'ils disaient, mais il ne comprenait pas leur hilarité.

Toutes les boutiques étaient fermées dans la rue et la seule voiture dans le parking, à part sa Chevrolet bleue, était une Cadillac vert canard aux coussins de velours gris, immatriculée à Kingsburgh, dans l'Etat de New York.

L'homme se rappela être passé devant le garage Cadillac à l'entrée de Kingsburgh, la veille au soir. C'était à trois kilomètres du petit motel bon marché qu'il avait découvert en roulant lentement dans la nuit. La faim l'avait réveillé à l'aube ce matin, le poussant à sortir en voiture. Il s'assura que personne ne le surveillait. Il portait un chapeau gris rabattu sur ses yeux et des lunettes noires. Une chemisette en nylon découvrait ses bras blancs, noueux et couverts de poils blonds.

De lourds effluves de petit déjeuner parvinrent à nouveau jusqu'à lui, comme un chat venant se frotter contre ses chevilles. Son estomac gronda. Il regarda la rangée de magasins. Une papeterie, une pharmacie, un bowling avec un bar et, à deux portes du restaurant, une épicerie. Derrière l'épicerie, une grosse poubelle en métal vert — raison de sa présence en cet endroit.

Sortant de l'ombre, l'homme se dirigea vers la poubelle. Il n'avait rien mangé depuis deux jours. Il lui restait très peu d'argent et jusqu'à présent il avait dormi dans sa voiture, avant de se résigner à passer deux ou trois nuits dans ce petit motel minable.

On trouvait toujours quelque chose à se mettre sous la dent dans les poubelles près des épiceries. Il souleva le lourd couvercle de métal et un relent de nourriture avariée monta par bouffées à ses narines. Il plongea la tête sous le couvercle. Sous un journal froissé, il aperçut une boîte d'œufs ouverte contenant trois œufs cassés et deux entiers, et une boîte de crackers. Il repoussa un carton de lait éventré pour atteindre la boîte d'œufs. Il sortit d'abord le journal. Au moment où il le jetait par terre, il vit la photo de son fils qui le narguait, sur la première page.

Albert Rambo ramassa le journal avec un grogne-ment de dégoût. Maintenant le couvercle ouvert de la poubelle contre son épaule, il parcourut l'article qui annonçait l'heureux retour de Paul Lange au sein de sa famille. Sur la page intérieure il y avait une photo de la maison des Lange dans la ville de Stanwich, Connecticut. Un véritable palace.

L'endroit rêvé pour que ce damné petit intrigant pût accomplir ses projets démoniaques, se dit Rambo. Parmi tous les riches et les païens du Connecticut. Si la vérité éclatait, il irait en enfer avec les autres. Rambo ne s'aperçut pas qu'il grommelait à voix haute. Son estomac se remit à protester, plus fort cette fois-ci. Après toutes ces années passées à se priver pour lui, à l'élever comme son propre fils. Il entendait encore la voix de sa femme : « Le gosse a besoin de chaussures. Il a besoin d'un manteau. Billy a besoin... Billy a besoin... »

Rambo contempla la maison où ce petit mécréant de malheur allait vivre dorénavant.

Paul Lange. Il ricana. Un nom de petit prince. D'enfant-roi. La voix de Dorothy Lee s'estompa pour faire place à d'autres voix qui montaient du plus profond de lui-même, l'exhortant, ensorcelantes comme le chant des sirènes. Elles parlaient de la colère de Dieu contre les êtres malfaisants, de Son désir de les voir dépossédés, foulés aux pieds. Elles le pressaient, le harcelaient, persuasives.

Un cri perçant près de son coude le fit sursauter et les voix se turent. Un gros rat déboula dans la poubelle, se faufila dans les détritus. L'estomac de Rambo gargouilla à nouveau. Il jeta le journal et plongea le bras pour attraper les crackers et les œufs.

Stanwich n'était qu'à une cinquantaine de kilomètres d'ici, calcula-t-il en gobant l'œuf cru dans sa coquille brisée. Il connaissait l'endroit exact. La nouvelle maison de Billy. La boîte de crackers sous le bras, il se dirigea vers sa voiture. Il voulait sortir du parking avant l'ouverture des magasins. Il voulait retourner dans sa chambre avant que les voix ne reviennent lui dicter sa conduite.

Une brume dorée enveloppait les hautes tours de Manhattan. Thomas regarda par la fenêtre de son bureau, redoutant d'avoir à ressortir. L'air était déjà lourd et écœurant à l'heure du déjeuner et le bitume promettait de se transformer en glu. Il imagina le retour vers Grand Central Station, ce soir. Les piétons qui s'évitaient, se heurtaient, se cognant les genoux dans leurs serviettes. Les gosses sur des patins à roulettes, écouteurs aux oreilles, fendant la foule ahurie. Les vendeurs ambulants et leurs charrettes remplies de fruits secs et de cacahuètes, aux croisements, obligeant les passants à s'écarter dangereusement du trottoir.

Même au vingtième étage, Thomas pouvait entendre le grondement sourd de la circulation sur Madi-son Avenue. C'était le début de l'heure de pointe, ce qui signifiait que bus, taxis et voitures immatriculées dans le New Jersey étaient en ce moment même fermement bloqués au beau milieu des carrefours, avec l'impossibilité pour quiconque d'en sortir.

Avec un soupir, Thomas se détourna de la fenêtre et parcourut son bureau du regard. Par contraste avec l'extérieur, la pièce climatisée avec ses larges baies vitrées hermétiquement closes semblait encore plus fraîche. Le décor lui-même produisait une impression de fraîcheur. Moquette beige, murs crème et un imprimé bleu sourd pour le canapé et les rideaux. Certains de ses collègues avaient cherché à faire de leur bureau un endroit plus personnel, y apportant leurs gravures favorites et des plantes vertes. Pour Tom, cela ne rimait à rien. Quelques ornements supplémentaires ne reproduisaient pas le bien-être d'un foyer. Seule la photo d'Anna et de Tracy, sur sa table de travail, venait rompre la froideur de la pièce. La décoratrice engagée par la société avait eu beau lui faire remarquer que les photos de famille n'étaient plus de mise dans un bureau, Thomas avait recueilli ses conseils avec la plus grande indifférence. Regarder les visages souriants de sa femme et de sa fille lui rappela que s'y ajouterait bientôt une photo de Paul. Il éprouva un curieux pincement au cœur à cette pensée.

Il prit sans enthousiasme le dossier posé sur sa table. Il fallait qu'il ait fini de l'étudier avant de rentrer chez lui. Il s'agissait du rapport sur le nouveau système informatique que l'on était en train d'installer et de l'amélioration dont bénéficierait la marche de son service. Il était presque dix-sept heures. Il compta le nombre de pages et s'attaqua au premier paragraphe.

Un coup discret frappé à la porte lui fit lever les yeux. Un sourire juvénile éclaira ses traits à la vue de la jeune et élégante femme aux cheveux noirs ondulés qui ouvrait la porte.

« Que pensez-vous de mon rapport sur l'ordinateur ? » demanda-t-elle d'un air enjoué.

Thomas lui montra qu'il était en train de le lire.

« Vous ne l'avez pas encore terminé ?

— Presque », dit-il d'un ton d'excuse.

La jeune femme entra dans la pièce et s'installa sur le canapé, en face du bureau de Thomas. Elle étendit son bras sur le dossier et croisa ses jambes minces. « Autant pour ma brillante analyse, dit-elle avec une moue.

— Vous avez fait un travail remarquable, Gail, la félicita Thomas. Et vous avez raison. Nous aurions dû nous y mettre il y a deux ans.

— Si vous le désirez, je peux vous faire un bref résumé pendant que nous prenons un Martini quelque part, dit-elle.

— Mais je tiens à le lire.

— Je plaisantais...

— Oh », fit-il à la fois flatté et embarrassé. Le regard qu'elle posait sur lui fit courir un frémissement sur sa peau. Il s'efforça de ne pas regarder ses jambes. « Plaisantiez-vous aussi à propos du Martini ? »

Gail Kelleher éclata de rire. « Non, c'était une proposition ferme. »

Pendant un court instant, Thomas s'imagina avec elle dans un bar sombre et tranquille, en train de bavarder gaiement au son langoureux d'un piano. Mais il se rappela ce qui l'attendait chez lui.

« C'est tentant, dit-il. Malheureusement, je ne peux pas. »

La note de regret dans sa voix n'échappa pas à Gail. Comme tout le monde dans le service, elle était au courant du retour imminent de Paul, même si Thomas n'en avait rien dit. Bien que leurs relations n'eussent jamais dépassé le stade du flirt innocent, elle n'avait pas manqué de lui laisser entendre qu'elle était prête à recevoir ses confidences. A deux occasions déjà, il s'était ouvert à elle. Alors qu'Anna courait une fois de plus par monts et par vaux à la recherche de leur fils, il avait emmené Gail prendre un verre et, au deuxième scotch, il lui avait confié le sentiment de frustration qu'il éprouvait devant l'acharnement de sa femme à retrouver l'enfant disparu. A la première manifestation de compassion à son égard, il s'était repris. Mais Gail avait décelé la faille. Cet homme, vers qui elle s'était sentie attirée dès leur première rencontre, n'était pas parfaitement heureux en famille. Et aujourd'hui, elle lisait sur son visage la même expression mélancolique et distraite.

« Vous semblez un peu... abattu, fit-elle observer. Etes-vous inquiet pour ce soir ?

— Inquiet ? Oh, non. Pas vraiment. Mais j'ai cru que cette journée ne finirait jamais. Toute cette attention dirigée vers moi, ces congratulations.

— Je me fais du souci pour vous.

— Je vais très bien, insista-t-il tout en faisant pivoter sa chaise vers la fenêtre. Je me sens en pleine forme. Heureux.

— Je présume qu'Anna doit être dans tous ses états.

— Eh bien, ce n'est pas particulièrement calme à la maison. Anna... C'est tellement important pour elle.

— Elle doit se donner un mal fou pour préparer ce retour.

— Oui. Elle est incapable de penser à autre chose.

— En fait, il me semble qu'elle n'a plus jamais été tout à fait normale depuis la disparition de Paul.

— Anna ! s'exclama Thomas stupéfait. Mais elle est normale. Parfaitement normale. Elle est juste...

— Obsédée. »

Thomas sembla choqué par le mot et Gail sentit qu'elle était allée un peu trop loin.

« Ce n'est facile pour personne. Il faut prendre le temps de s'adapter. »

Thomas hocha la tête et se passa la main sur les yeux. « Je suis un peu fatigué, je crois », dit-il.

D'un geste lent et délibéré, Gail décroisa ses jambes et se leva. Elle se glissa derrière la chaise de Thomas. « Un bon massage, voilà ce qu'il vous faut », déclara-t-elle avec une feinte sévérité. Elle appuya légèrement ses mains sur le bas de la nuque dans un mouvement circulaire, sentant les muscles se décontracter peu à peu sous la pression de ses doigts.

Thomas eut un rire nerveux. « Ça fait du bien », reconnut-il.

Gail sourit et lui massa le cou. « J'ai suivi des cours de massage durant un été, dit-elle.

— Vous avez droit à la mention très bien. » Il aurait aimé prendre un ton léger, insouciant, mais le contact des mains de Gail dénoua quelque chose en lui et il dut faire un effort pour réprimer un sanglot. Il ferma les yeux, honteux de la jouissance qui l'envahissait, pris d'une envie soudaine de se retourner, de prendre la jeune femme dans ses bras, de cacher son visage au creux de ses seins. Ouvrant brusquement les yeux, il s'écarta d'elle.

« Je me sens beaucoup mieux, assura-t-il comme elle ôtait ses mains. Vraiment. » Il s'obligea à regarder sa montre. « Seigneur, je ferais mieux de me dépêcher si je veux attraper le train de 17 h 40. » Il jeta un coup d'oeil sur son bureau. « Je vais emporter tout ça à la maison. »

Gail se dirigea vers la porte en faisant bouger ses doigts. « Bon, dit-elle comme si de rien n était, si jamais vous aviez besoin de discuter de ce rapport pendant le week-end, donnez-moi un coup de fil, ou passez me voir. Je suis dans l'annuaire. J'espère que tout se passera bien avec Paul.

— Merci... Ça se passera sûrement bien. »

Thomas la regarda sortir, admirant la grâce de ses

mouvements. Contrairement à l'habitude, il ne se sentait pas pressé de rentrer chez lui. Il avait envie de se retrouver dans l'obscurité d'un bar avec Gail, de tout oublier. Tout, excepté la sensation de ses doigts sur sa nuque. Un frisson le parcourut à cette pensée. Il aurait aimé se sentir heureux ou du moins pouvoir dissimuler à quel point il appréhendait cette soirée. Peut-être n'aurait-il pas à cacher son anxiété après tout. Anna serait sans doute trop préoccupée pour s'en apercevoir. Il glissa le rapport de Gail dans sa serviette, enfila sa veste et, après un dernier regard à son bureau, il se dirigea vers la porte.

Anna défit le papier d'argent et pencha la tête sur le côté avec un sourire crispé. Sans lâcher la bouteille, elle embrassa son amie. « Du Champagne, Iris. C'est trop gentil. »

Iris examina l'étiquette d'un air incertain. « C'est Edward qui a choisi le millésime. Il m'a affirmé que c'était une très bonne bouteille. Etes-vous prête ? »

Anna parcourut du regard la cuisine anormalement ordonnée. « Je pense. J'ai tout recommencé deux fois...

— Ce sera tout simplement merveilleux », dit Iris.

Les deux femmes traversèrent la maison silencieuse et sortirent. « Vous aurez une belle soirée », fit remarquer Iris.

Anna scruta le ciel.

« Ne vous inquiétez pas, Anna.

— Je me sens un peu nerveuse, avoua Anna. Je devrais peut-être briquer le carrelage encore une fois. »

Elle s'apprêtait à rentrer dans la maison lorsqu'une

Cadillac noire tourna au coin de la rue et s'engagea dans l'allée. La carrosserie rutilait et au-dessus de la calandre, à la place de l'emblème traditionnel des Cadillac, un aigle doré déployait ses ailes, les serres écartées comme si l'oiseau s'apprêtait à fondre sur sa proie. « Regardez qui arrive, s'écria Iris. Ils ont dû prendre le même train. » A la grande surprise d'Anna, les deux hommes sortirent en souriant de la voiture. Ils se montraient habituellement courtois entre eux, sans plus. Thomas trouvait Edward trop distant et péremptoire. « Il me regarde toujours comme si j'avais du thon sur ma cravate », disait-il à Anna et elle riait de le voir imiter leur voisin, un sourcil levé, le nez plissé, brossant d'un doigt recourbé une miette imaginaire sur le devant de sa chemise. Aujourd'hui, elle fut heureuse de les voir s'avancer côte à côte dans l'allée.

Elle leva la bouteille qu'elle tenait à la main.

« Regarde ce que Iris et Edward nous ont offert », cria-t-elle à Thomas.

Les deux hommes rejoignirent leurs épouses. « Merci, Iris, dit Thomas. C'est vraiment gentil à vous.

— Eh bien, dit Iris, nous nous réjouissons de votre bonheur et nous penserons bien à vous ce soir.

— Certainement », renchérit Edward. Anna les regarda tous les deux avec affection, se rappelant qu'ils avaient été présents et prêts à les aider le soir où Paul avait disparu.

« Voulez-vous prendre un verre ? » demanda-t-elle.

Edward agita une main parfaitement manucurée. « Il faut que nous rentrions à la maison. J'ai beaucoup de travail. »

Il parlait encore lorsqu'une camionnette bleue portant le sigle d'une chaîne de télévision s'arrêta à l'entrée de la propriété.

« Qu'est-ce que c'est ? » dit Thomas en voyant un homme en tricot de corps s'extraire du siège du conducteur et se diriger à l'arrière de la camionnette, tandis qu'on entendait la portière claquer. Une femme blonde, vêtue d'un tailleur et d'un chemisier en soie, fit le tour du véhicule et se dirigea vers les Lange, enfonçant ses talons aiguilles dans l'herbe tendre de la pelouse.

Anna gronda entre ses dents lorsqu'elle reconnut la journaliste Camille Mandeville qui l'avait interviewée à plusieurs reprises après la disparition de Paul. Elle se précipitait à sa rencontre pour l'arrêter, lorsqu'un autre homme surgit à l'arrière de la camionnette et aida le conducteur à décharger la caméra et l'appareil de prise de son.

« Camille, vous m'aviez promis ! s'écria Anna. Pas aujourd'hui. Nous voulons que le retour à la maison de notre fils se déroule dans l'intimité.

— Bonjour, madame Lange, dit la journaliste en lui adressant un sourire éblouissant. Nous avons eu une journée dingue. J'espérais arriver plus tôt.

— Je m'étais clairement exprimée, poursuivit Anna. Tout le monde s'est montré très compréhensif.

— Ne vous énervez pas, l'apaisa Camille. Nous n'avons pas l'intention de rester. Nous aimerions seulement un flash pour les informations de dix heures. Vous, votre mari, votre bonheur, tout ça... »

Thomas, Edward et Iris s'étaient avancés sur la pelouse, entourant Anna comme pour lui prêter main-forte. « Ce sont des parents à vous ? demanda aimablement Camille.

— Ce sont nos voisins, M. et Mme Stewart », répondit Anna.

Camille gratifia Iris et Edward de son sourire éclatant et profita de l'occasion pour faire quelques pas de plus sur la pelouse. « Ravie de faire votre connaissance. Bonjour, monsieur Lange. »

Camille faisait déjà signe à son cameraman de la rejoindre. Elle se tourna vers Anna. « Madame Lange, la gronda-t-elle, les gens de cette région se sont fait beaucoup de souci pour vous et votre famille pendant de nombreuses années. Ne pensez-vous pas que vous leur devez de partager votre joie avec eux en cette occasion ? Tout comme vous, ils ont espéré et prié pour que ce jour arrive.

— Vous avez raison. » Les gens s'étaient montrés gentils à leur égard. Parfois leur curiosité l'avait importunée, exaspérée même. Mais à d'autres moments, c'était auprès d'eux qu'elle avait trouvé son meilleur soutien. Des lettres de mères, d'inconnus, qui la pressaient de ne pas perdre espoir, tentaient de lui donner une indication. Elle jeta un coup d'œil à Thomas. Il haussa les épaules.

« Bon, fit-elle avec résignation.

— Vous devriez vous tenir tous les trois autour de Mme Lange, suggéra Camille en les guidant de ses doigts aux ongles vernis. Ça ne sera pas long.

— Je suis navré, dit Tom à ses voisins.

— Parfait, dit Camille. Serrez-vous autour d'elle. Très bien. Les gens vont adorer ça. Les amis venus partager votre joie, l'atmosphère de bonheur...

— Camille, pria Anna. Nos voisins... Pouvez-vous vous dépêcher...

— Ne vous inquiétez pas, Anna, la rassura Iris. Je trouve ça plutôt amusant. »

Camille prit le micro que lui tendait le cameraman. « A présent, dit-elle, je vais vous présenter aux téléspectateurs. Je poserai une question à chacun d'entre vous. Monsieur Stewart, je vous demanderai depuis combien de temps vous connaissez les Lange, si vous vous souvenez de Paul, ce genre de choses, d'accord ? »

Elle eut un moment d'hésitation devant le masque figé d'Edward, ses yeux gris pleins d'appréhension.

Pauvre Edward, pensa Anna. Il n'est pas à son affaire devant une caméra de télévision. Un portrait discret dans les pages économiques du New York Times, à la rigueur ; mais, se retrouver coincé entre les meurtres, les incendies, et les histoires de police locale aux informations de dix heures, sûrement pas.

Edward se passa la langue sur les lèvres et accepta d'un signe de tête.

« Bon, poursuivit Camille. Même chose pour vous, madame Stewart. Et ensuite, nous demanderons à

M. et Mme Lange de raconter ce qu'ils éprouvent. Bien. Tout le monde est prêt ? »

Anna inclina la tête.

« Mes amis, détendez-vous, recommanda Camille. Souriez. Monsieur Lange, si vous passiez votre bras autour de votre épouse ? » Elle se plaça face au cameraman et leva le micro à la hauteur de son menton.

« Parfois, des histoires se terminent bien, commença-t-elle. Aujourd'hui, dans la maison de M. et Mme Lange, l'un de ces rares dénouements heureux va devenir réalité. »

En écoutant l'introduction de Camille, Anna sentit le bras de Thomas l'entourer, sa main peser lourdement sur son épaule.

Anna prit l'un des coussins à pompons sur le divan et le serra contre sa poitrine tout en examinant la disposition de son salon. Elle traversa la pièce, plaça le coussin sur l'un des fauteuils à oreillettes et recula pour contempler l'effet produit. Elle le reprit et passa derrière l'autre fauteuil identique, placé près du secrétaire.

Debout dans l'embrasure de la porte, Thomas la regardait. Il faisait encore très chaud. La sueur qui coulait le long de son cou mouillait le col de sa chemise de sport. Il entra dans la pièce, s'assit dans l'un des fauteuils, et prit un magazine dans le porte-revues. Il leva les yeux vers Anna. « Tu as mis une robe neuve ? demanda-t-il.

— Oh, chéri, je l'ai achetée l'autre jour. J'ai oublié de te le dire. » Elle reprit le coussin et le tint contre elle.

« Ça n'a pas d'importance, dit Thomas en ouvrant son magazine. Elle est très jolie. Anna, ajouta-t-il, qu'as-tu l'intention de faire avec ce coussin ? »

Anna se laissa tomber sur le bord du divan et posa le coussin à côté d'elle. « J'avais envie de le changer de place, dit-elle.

— Dans combien de temps Buddy a-t-il dit qu'ils arriveraient ?

— Vers neuf heures du soir.

— Où est Tracy ? demanda Thomas.

— En haut. Comment s'est passée ta journée ? »

La question éveilla immédiatement en lui le souvenir des mains de Gail sur son cou. « Bien, dit-il.

— Tu as pris le même train qu'Edward ?

— Oui. Je suis tombé sur lui à Grand Central.

— Vous aviez l'air de très bien vous entendre en arrivant ici.

— Il s'est montré franchement aimable. Il m'a posé des questions sur Paul, sur toute cette histoire.

— Iris et lui se soucient beaucoup de Paul.

— Mmmm.

— Comment marche... euh... ce système informatique dont tu m'avais parlé ? »

Thomas leva vers elle un regard prudent. Il avait des pensées coupables au souvenir de Gail, mais l'intérêt que manifestait Anna lui faisait plaisir. « Celui que nous sommes en train d'installer ?

— Dans combien de temps pourrez-vous l'utiliser ?

— Assez rapidement, à mon avis. Je lisais justement un rapport là-dessus aujourd'hui. Le matériel est déjà en place, mais il reste à réorganiser l'information et à recycler une partie de notre personnel.

— Des gens de ton service ?

— Oui, et l'effort principal se portera sur... »

Un bruit de pas rapides et sourds l'interrompit. Tracy entra en traînant les pieds, vêtue de sa tenue de tennis. Les yeux d'Anna s'agrandirent de consternation à la vue de la silhouette mince et débraillée de sa fille.

« Tracy ! s ecria-t-elle. Pourquoi ne t'es-tu pas changée ? »

Le regard de Tracy alla de sa mère à son père qui fixait le foyer vide de la cheminée.

« Qu'est-ce qui ne te plaît pas dans ma tenue ?

— Tu as l'air d'un véritable torchon. »

Thomas se leva et se dirigea vers la table roulante où étaient disposés les apéritifs. « Je vais prendre un verre, dit-il. Veux-tu boire quelque chose, Anna ?

— Oui, s'il te plaît.

— Je vais manger un morceau, déclara Tracy en passant brusquement devant son père pour se diriger vers la cuisine.

— Tu n'auras plus faim pour le dîner », lui cria Anna.

Thomas tendit un verre à sa femme.

« Nous passerons à table dès que Paul sera là », ajouta Anna.

Thomas s'installa dans son fauteuil et commença à vider son verre.

« Je t'ai interrompu, dit Anna. Excuse-moi. Que disais-tu ?

— J'ai oublié.

— J'ai prévu des steaks pour le dîner.

— Ah ! » Thomas fit tinter les glaçons dans son verre.

« J'espère qu'il aimera ça.

— Sûrement. »

Soudain, Anna bondit. « Tom, tu entends ? »

Thomas se redressa lentement. « On dirait le bruit d'une voiture dans l'allée.

— Tracy ! » appela Anna.

Un fracas lui répondit. Elle se rua à travers la salle à manger et ouvrit la porte donnant sur la cuisine.

« Qu'est-il arrivé ? »

Tracy lui fit face avec un air de défi. Le regard d'Anna alla du visage de sa fille au tas informe que formait une partie du gâteau au chocolat écrasé sur le linoléum. Les morceaux du plat jonchaient le sol. Le reste du gâteau penchait dangereusement sur le rebord de l'évier.

« Je déplaçais le plat et il est tombé lorsque tu as crié.

— Nettoie tout ça, dit Anna. Immédiatement.

— Je ne l'ai pas fait exprès », se récria Tracy.

Thomas apparut sur le seuil de la pièce. « La voiture de police est dans l'allée. Dépêchez-vous.

— Elle doit nettoyer tout ce gâchis, insista Anna en sortant de la cuisine à reculons.

— Plus tard. Venez toutes les deux. »

Tracy passa à côté de son père avec un petit sourire narquois. Comme hypnotisée, Anna ne quittait pas des yeux les morceaux de gâteau sur le sol. Elle s'agenouilla et se mit à les ramasser à pleines mains.

« Anna ! » Thomas se pencha et la souleva doucement par le coude. « Laisse ça. »

Anna se releva lentement, s'essuya les mains au torchon qu'il lui tendait. Elle jeta un regard désespéré vers son mari.

« Nous fermerons la porte, l'apaisa-t-il. Tout ira très bien. »

La sonnette de l'entrée résonna dans toute la maison. Les yeux de Thomas et d'Anna se rencontrèrent, pleins d'une appréhension soudaine.

« C'est lui, chérie, dit-il doucement. Allons-y. »

Anna saisit sa main et se laissa conduire vers le salon. Tracy était vautrée sur le divan. Thomas voulut lui tendre son autre main, mais elle le repoussa et se dressa seule sur ses pieds.

La sonnette tinta une seconde fois.

Anna s'approcha de la porte et s'immobilisa, figée sur place.

Thomas passa devant elle, ouvrit. Les mains crispées l'une contre l'autre, Anna s'avança derrière son mari et regarda.

Il faisait nuit, mais les phares de la voiture éclairaient les marches du porche et la silhouette qui s'y tenait debout. Attirée par l'éclat de la lumière, une nuée de papillons de nuit fonça sur la moustiquaire de la porte, s'aplatissant contre les mailles métalliques avec un battement affolé d'ailes empoussiérées. A travers cette mosaïque frémissante, Anna aperçut le visage étroit et pâle d'un adolescent. De longs cheveux bruns en bataille lui barraient le front comme une sombre cicatrice. Il était vêtu de jeans délavés, de chaussures de toile noires, d'un T-shirt et d'une veste de coutil usée et rapiécée. Ses yeux noisette profon-dément enfoncés, soulignés de cernes gris, scrutaient tour à tour le couple dans l'embrasure de la porte et le bataillon d'insectes qui assaillait la moustiquaire.

Thomas poussa la porte. « Entre », dit-il.

Paul se glissa dans l'entrebâillement et pénétra dans l'entrée. Sur une épaule il portait un vieux sac de marin. Son autre main tenait une boîte en carton. Pendant un moment ils se regardèrent tous.

Puis Anna fit un pas vers lui et ouvrit les bras.

Le garçon leva la boîte en carton entre elle et lui. Un miaulement s'en échappa. « J'ai oublié de vous prévenir au téléphone, dit-il. Pour mon chat. »

Des larmes emplirent les yeux d'Anna, brouillant le visage de son enfant. Elle inclina la tête, incapable de parler.

« Sois le bienvenu, Paul, dit Thomas, en reculant pour le laisser passer.

— Je m'appelle Billy. »

Pendant une minute, Thomas le dévisagea ; un frisson glacé le parcourut à la vue du nom brodé sur la poche de la veste de son fils.

« Je suis... je suis habitué à Billy », dit l'adolescent en entrant dans la maison, serrant contre lui ses maigres affaires.

4

Bien que l'écriteau en bois blanchi par les intempéries du motel La-Z Pines annonçât des chambres à air conditionné, l'appareil fixé sur la fenêtre était pratiquement sans effet et Albert Rambo avait la peau ruisselante de sueur.

Assis sur le bord de la chaise à dos droit, ses coudes calleux appuyés sur ses genoux, il fumait une cigarette. La volute de fumée bleue ondula dans l'air moite et son odeur emplit la chambre.

La faim ajoutée à la chaleur lui mit le cœur au bord des lèvres. Sur le lit, de l'autre côté de la pièce, il avait déposé son précieux butin : un blanc de poulet à moitié entamé et un bout de pilon. Rambo était parvenu à voler un paquet de cigarettes sur le tableau de bord d'une voiture ouverte. Dans l'ensemble, il s'était plutôt bien débrouillé.

Pourtant, les voix avaient failli tout compromettre. Alors qu'il se hasardait à ouvrir une portière ici ou là en prenant garde de passer inaperçu, elles s'étaient soudain adressées à lui. Les versets lui étaient montés aux lèvres et il s'était mis à parler tout haut. Une femme avec un landau lui avait lancé un drôle de regard en disant : « Qu'est-ce qui vous prend ? Fichez le camp d'ici. » Les voix s'étaient tues. Elles ne se taisaient pas à chaque fois. Mais cette fois-ci, elles s'étaient tues.

Rambo essuya le voile de transpiration qui lui couvrait le visage et poussa un soupir. L'odeur du poulet faillit le faire tourner de l'œil. Il était fatigué. Fatigué de fuir.

Il en avait marre de tous ces embêtements. Il était resté au même endroit après son mariage avec Doro-thy Lee. Jeune, il avait fait les quatre cents coups. Puis le jour où ils avaient eu Billy, il s'était assagi. Bien sûr, il y avait eu les séjours à l'hôpital. Mais il n'aimait pas en tenir compte. Il avait depuis longtemps perdu le goût des déplacements. En outre, Dorothy avait voulu créer un foyer stable pour le gosse.

Le souvenir de sa femme l'emplit de fureur. Comment pouvait-elle lui avoir fait ça ? Tout raconter au pasteur et le laisser seul face à la meute des loups. Après tout, il avait agi pour elle. C'était sa plus grande erreur. Il s'en était rendu compte dès le début. Dès le jour où Billy s'était trouvé chez eux, elle s'était plus occupée de ce fils de Satan qu'elle ne l'avait jamais fait pour Rambo. Ce petit salaud avec son œil diabolique. Elle ne voulait pas le reconnaître, mais Albert le savait bien. La preuve était là. Ses yeux se plissèrent d'amertume en examinant l'aspect minable de sa chambre.

Il se leva péniblement et se dirigea vers le vieux poste de télévision. Il ne voulait plus penser à tout ça. Il avait envie d'entendre le bruit du téléviseur et il voulait manger son poulet à son aise. Demain, il élaborerait un plan. Il alluma le poste et recula jusqu'au lit. Sur l'écran se déroulaient les dernières images d'un film sans intérêt.

Les informations de dix heures succédèrent au film au moment où Rambo portait avec voracité le pilon à sa bouche. Le présentateur annonça qu'ils allaient diffuser un reportage sur les Lange. Rambo songea à changer de chaîne puis se ravisa. Cette histoire le fascinait autant qu'elle le mettait en fureur. Il espéra seulement qu'on n'allait pas montrer son portrait. Heureusement, personne ne s'était soucié de le photographier récemment. Les seules photos qui étaient apparues jusqu'ici à l'écran étaient si floues et déformées qu'on l'y reconnaissait à peine avec son chapeau rabattu sur son visage. Il se demanda s'il ne devrait pas acheter un autre chapeau.

Il était dans un beau pétrin. A nouveau trempé de sueur, incapable de manger, il resta assis immobile sur le lit, le pilon au bout des doigts, en proie à l'épouvante. Deux voix se mirent à psalmodier dans sa tête des paroles inintelligibles à propos de la mort. Rambo s'efforça de les faire taire. Puis son estomac gargouilla, lui rappelant qu'il avait faim. Il porta le pilon à sa bouche et sentit la graisse couler le long de ses joues hâves.

La journaliste commentait l'heureux événement survenu chez les Lange. Rambo fixa l'image qui apparaissait sur l'écran. Le pli amer de sa bouche se relâcha, ses yeux s'écarquillèrent de stupéfaction.

Longtemps après la fin du reportage, Rambo resta assis sur le lit, sans plus penser à son poulet, les yeux fixés droit devant lui, exorbités dans son visage flasque. L'esprit en ébullition, il cherchait à comprendre la signification de ce qu'il venait de voir avant que les voix ne viennent semer le trouble en lui. Et tout à coup il sut que l'image apparue sur l'écran représentait son salut.

Paul repoussa les champignons sur le bord de son assiette. A l'autre bout de la table, les mains sur les genoux, Anna l'observait. Paul leva les yeux et surprit son regard. Il baissa promptement la tête.

« Dis-moi, P..., interrogea Thomas. Quelle est... euh... quelle est ta matière préférée en classe ? »

Paul prit son couteau et concentra son attention sur son steak. « Je ne sais pas... je n'aime pas l'école. » Il mit un morceau de viande dans sa bouche.

« Tu n'es pas obligé de manger ça, lui dit Anna. Je peux te préparer autre chose, si tu préfères. »

Le garçon piqua sa fourchette dans un autre morceau.

« Je t'assure, insista Anna en se levant. Ce n'est pas compliqué. J'ai des provisions dans le réfrigérateur. Je peux te servir un hot-dog ou...

— Non, ça va très bien.

— Ecoute, j'ignorais ce que tu aimais, et j'ai d'autres...

— Non !

— Anna, s'interposa Thomas, il ne veut rien d'autre. »

Elle se rassit lentement. « Je ne voulais pas interrompre votre conversation, dit-elle. Que disais-tu à propos de l'école ?

— Rien. »

Tracy repoussa son assiette. Accoudée sur la table, le menton dans ses mains, elle jeta un regard en biais vers son frère.

« Qu'est-ce que tu faisais pour te distraire ? » demanda-t-elle.

Paul haussa les épaules et poussa un soupir.

« Tu ne pratiques aucun sport ?

— J'aime chasser, dit-il.

— Ce n'est pas un sport ! s'écria Tracy. C'est dégueulasse ! Tuer des animaux pour s'amuser.

— Tracy travaille à la SPA, expliqua Anna. Elle a une passion pour les animaux.

— N'essaie pas de trouver des excuses, Maman, dit Tracy d'une voix perçante. Je trouve que c'est dégueulasse. Un point c'est tout.

— J'aime les animaux moi aussi, dit Paul. J'ai mon chat.

— Et alors, tu serais content si quelqu'un s'amusait à chasser ton chat ?

— Ça suffit, Tracy », ordonna Thomas.

Paul blêmit et Tracy s'appuya au dossier de sa chaise, les bras croisés. Elle avait les yeux brillants de larmes, deux taches rouges coloraient ses joues. Anna lui tendit une main qu'elle repoussa.

« Eh bien, dit Thomas, je suis prêt à parier que tu te plairas à l'école ici. Ils ont les installations les plus modernes, un tas d'activités... » Au moment même où les mots franchissaient ses lèvres, il eut envie de rentrer sous terre. Tu n'es même pas capable de trouver quelque chose à dire à ton propre fils, pensa-t-il.

Paul garda les yeux baissés et découpa un autre morceau de steak.

Anna lui adressa un large sourire. « Nous ne sommes pas loin de New York. Nous y ferons un tour bientôt si ça te fait plaisir. Il y a tellement de choses à voir, des musées, des spectacles.

— On m'a dit qu'il y avait beaucoup de vols et d'agressions. »

Anna resta interloquée.

« Oh... il faut faire attention, bien sûr.

— J'aimerais bien y aller. Ma mère m'avait promis de m'y emmener. »

Le silence s'installa. Paul mastiquait péniblement sa viande.

« Est-ce que je peux m'en aller ? demanda Tracy en se levant.

— Nous n'avons pas fini », lui fit observer Anna.

Tracy se rassit lourdement.

« Laisse-moi te donner autre chose à manger, dit à nouveau Anna à Paul. As-tu une préférence ?

— Avez-vous du ketchup ? »

Tracy le dévisagea. Anna lança à sa fille un regard d'avertissement. « Bien sûr », dit-elle.

Elle alla à la cuisine et prit une bouteille de ketchup dans le réfrigérateur. Puis elle mit la bouilloire sur le feu et plaça le filtre sur la cafetière. Il faisait nuit noire à présent. Le plus fort de la chaleur était passé. Elle s'agrippa à l'évier pour regarder l'endroit où se trouvait le parc à jeux, autrefois.

Tout petit, son fils avait été un bébé potelé et joufflu. Un rien le faisait rire aux éclats. C'était extraordinaire. Le simple fait de le regarder vous réjouissait. Elle jeta un coup d'œil vers la porte fermée qui donnait sur la salle à manger. Ce garçon-là, son fils, était maigre. Ses poignets osseux semblaient prêts à se briser au moindre effort. Ses cheveux étaient sombres et mous. Elle ne l'avait pas encore vu sourire.

Le chat miaula dans sa boîte. L'eau bouillait. Anna versa le café dans le filtre. Elle regarda l'eau couler à travers le café moulu, contempla la bouteille de ketchup sur le comptoir, mais elle resta immobile.

Elle s'attendait à ce qu'il fût resté le même. Avec ses boucles dorées et ses fossettes de bébé rieur. Pendant toutes les années de sa croissance, elle avait perdu son enfant. Il était parti. Elle ne le reverrait jamais. Elle avait perdu son bébé pour toujours. Une douleur soudaine lui transperça le cœur. Disparu. Comme tout le monde le lui avait prédit. A sa place, il y avait cet adolescent, cet étranger, assis à la table.

C'est mon fils, se dit-elle résolument. Et il est ici. Qu'importait le reste ?

« Mon bébé », murmura-t-elle. Elle respira à fond, prit la bouteille de ketchup et poussa la porte de la salle à manger. Ils étaient tous les trois à la même place. Appuyée au dos de sa chaise, Tracy fermait les yeux. Thomas décrivait la ville de Stanwich à Paul comme si ce dernier était un membre de la chambre de commerce. Le visage sans expression, l'adolescent

découpait sa viande dans son assiette sans lever la tête.

« Nous avons deux courts de tennis et il y a une très jolie plage. De nombreuses distractions. Un garçon de ton âge ne peut pas s'ennuyer ici. »

Anna se glissa jusqu'à sa chaise et tendit la bouteille de ketchup à Paul.

« Merci, murmura-t-il en arrosant son steak d'un flot de condiment épais.

— Tracy, dit Anna. Ne dors pas à table.

— Je suis crevée. Je voudrais monter prendre une douche.

— Nous avons presque fini. Il y a de la glace pour le dessert.

— Je n'ai pas envie de glace. Il est tard. Pourquoi ne puis-je pas me lever de table ? »

Anna attendit que Thomas intervînt, mais il contemplait fixement la table. Elle tourna alors la tête vers Paul et le vit immobile, son couteau et sa fourchette dressés devant lui. Il avait les yeux démesurément ouverts, les veines du cou gonflées. Brusquement, il piqua du nez dans son assiette.

« Paul ! »

Un gargouillis lui répondit. « Paul, que se passe-t-il ? » s'écria-t-elle en se levant.

Trois paires d'yeux se tournèrent vers lui. Anna vit sa peau blanche devenir d'une pâleur mortelle, les contours de ses lèvres bleuir. Il avait les pupilles dilatées. Un bruit rauque sortit de sa gorge.

« Qu'est-ce qu'il a ? demanda Thomas. Une crise d'épilepsie ? »

La main de Paul s'abaissa lentement vers la viande dans son assiette. En un instant, Anna comprit ce qui se passait. « Il s'étouffe », dit-elle.

Thomas se leva d'un bond et se mit à frapper l'adolescent dans le dos. Raidi, Paul ne respirait plus.

« Non ! » s'écria Anna en repoussant son mari. Elle souleva Paul hors de sa chaise, l'entoura de ses bras et le serra fortement contre elle par saccades.

« Respire », murmura-t-elle en lui comprimant le diaphragme. Elle sentait le cœur de son enfant battre à grands coups contre ses bras. Il regardait par terre, le corps rigide.

La sueur ruisselait sur le front d'Anna, lui coulait dans les yeux. Elle accentua la pression de son étreinte. Tracy gémit.

« Je t'en prie, supplia Anna. Respire. Oh, je t'en prie ! »

Tout à coup, il eut un haut-le-cœur. Avec un effort désespéré pour vomir, il expulsa un gros morceau de viande qui était resté coincé dans sa trachée-artère. Haletant, cherchant son souffle, il se mit à tousser, secoué de spasmes, avant de se laisser aller mollement dans les bras d'Anna.

« Ça va ? » demanda-t-elle.

Les yeux clos, le visage couvert de sueur, il fit signe que oui. Anna l'aida à regagner sa chaise. Il respira à longues goulées tandis que les couleurs revenaient peu à peu à ses joues.

« Ça va, murmura-t-il.

— Seigneur ! souffla Tracy.

— Es-tu sûr de te sentir bien ? Peut-être devrions-nous appeler un médecin ? » fit Thomas.

Paul secoua faiblement la tête. « Non, c'est passé. » Il se redressa sur sa chaise et resta sans bouger, les épaules courbées, les bras croisés sur ses genoux. Les cernes sombres sous ses yeux semblaient s'être brusquement accentués.

Anna aurait aimé le prendre dans ses bras, mais elle savait qu'il aurait un mouvement de recul à son contact. Il resta immobile, comme s'il s'efforçait d'échapper à leur regard. « Merci... » dit-il tout bas.

Elle baissa la tête, incapable de dire un mot.

Thomas tendit un verre d'eau à Paul. « Tiens, bois une gorgée. »

Paul but.

« Tu ne veux vraiment pas que nous appelions un médecin ? demanda Anna.

— Non. Je n'ai besoin de rien. Je voudrais seulement m'étendre.

— Bien sûr, dit Anna. Bien sûr. Je vais te conduire dans la chambre en haut. » Tracy considéra anxieusement son frère, comme s'il risquait d'avoir une seconde crise.

Thomas se leva. « Très bien, dit-il d'un ton faussement enjoué. Je vais regarder les nouvelles à la télévision. Tu viens, Tracy ? »

Tracy haussa les épaules.

Anna se tourna vers Paul. « Je t'ai préparé ton ancienne chambre. » Il lui jeta un regard morne.

« Il devrait faire assez frais là-haut, dit Thomas. Il y a un aérateur si tu as trop chaud. »

Anna posa sa main sur le bras maigre de Paul. « Tu m'as fait une peur bleue, tu sais. Je suis bien contente que tu ailles mieux.

— Il a l'air tout à fait remis », affirma Thomas.

Paul les regarda tour à tour et se leva. « Où est mon

chat ?

— A la cuisine, répondit Anna. Tu devrais le mettre dans le jardin. »

Paul ouvrit la porte de la cuisine et se mit à chercher son chat sous les placards. Il attrapa le petit animal gris et noir, le pressa contre sa poitrine. Le chat plaqua ses pattes sur son épaule et Paul enfouit son visage dans la fourrure douce. L'animal fit mine de lui échapper, mais resta dans ses bras, les muscles tendus.

Tracy se leva. « Je monte dans ma chambre, dit-elle en se dirigeant vers le salon.

— Bonsoir », lui dit son père.

Anna se tourna vers son mari.

« Tom, j'ai eu si peur.

— Tu as réagi très vite. Tu lui as probablement sauvé la vie.

— Il aurait pu mourir étouffé.

— Je sais. Nous avons eu de la chance. » Ils se turent ; leurs doigts s'effleurèrent.

« Il est si maigre, Tom. »

Thomas se retourna pour jeter un regard perplexe au jeune garçon par la porte ouverte.

Paul posa le chat sur le seuil de la cuisine. L'animal hésita pendant un moment, scrutant l'obscurité du jardin. Puis il descendit à pas ouatés les marches du porche et s'enfonça dans la nuit.

Paul revint dans la salle à manger.

« Viens, dit Anna. Je vais te montrer ta chambre. »

Il ramassa son sac de toile et monta les escaliers derrière elle. En haut des marches, il interrogea Anna du regard et se dirigea vers la porte qu'elle lui indiquait d'un signe de tête. Il l'ouvrit, regarda autour de lui, posa son sac sur une chaise, près de la commode. Pendant un instant, Anna eut l'impression de montrer une chambre d'hôtel à un client. Paul semblait ne rien reconnaître.

Il se retourna et croisa son regard. « C'est une grande chambre, dit-il.

— La salle de bains est au bout du couloir. Voilà des serviettes. Es-tu certain de te sentir bien ?

— Oui. Très bien.

— Bon, j'espère que tu vas dormir. » Elle fit un pas vers lui, posa un bras sur ses épaules. Il s'écarta d'elle et le baiser qu'elle s'apprêtait à lui poser sur le front passa par-dessus son oreille.

« Bonsoir », dit-elle en sortant de la chambre. Paul perçut une fêlure dans sa voix.

Une coupe en argent luisait sur la commode en face de Paul. Il la souleva pour l'examiner. Son nom y était gravé. Avec un sentiment de dégoût, il se rendit compte que cette coupe lui avait appartenu. Quelqu'un l'avait achetée pour lui, probablement à sa naissance. Lorsqu'il vivait dans cette maison. Avec ces gens. Paul contempla la pièce inconnue.

Avant de mourir, sa mère lui avait avoué qu'elle détenait un terrible secret. C'était donc ça.

Il examina à nouveau la coupe. A quoi bon lutter, songea-t-il. Ils l'appelleraient Paul s'ils en avaient envie. Il jeta la coupe qui alla rouler par terre et cogner le mur.

Il dénoua les lacets de ses sneakers, les ôta d'une secousse et se glissa tout habillé sous le couvre-lit. Il portait encore la veste de coutil qu'il avait trouvée dans les bois deux ans auparavant. Après l'avoir lavée et rapiécée, Dorothy Lee y avait brodé son nom.

Malgré le couvre-lit, ses vêtements et la chaleur de la nuit, Paul se mit à frissonner. Il claquait des dents. Il se redressa, serrant ses genoux contre sa poitrine. Personne n'avait mentionné Dorothy Lee. Pas plus que son père. Pas un mot. Comme si tout était parfaitement normal. Un rire sans joie étira ses lèvres. Il eut envie d'uriner, mais il ne voulait pas aller dans le couloir. Il ne voulait pas les rencontrer. Aucun d'entre eux. Ses dents s'entrechoquèrent de plus en plus fort. Il se demanda s'ils pouvaient l'entendre.

Anna mit la dernière assiette dans le lave-vaisselle et s'essuya les mains. Elle donna un tour de clef à la porte de service, tourna le bouton pour s'assurer qu'elle était bien fermée. Puis elle parcourut à pas 6jrtifs la maison silencieuse, poussa le verrou et plaça la chaîne sur la porte d'entrée. On entendait le bourdonnement du téléviseur dans le petit bureau. Anna examina les fenêtres l'une après l'autre. Elle aurait aimé les fermer, mais il ferait vite étouffant à l'intérieur par cette température. Pourtant, les savoir ouvertes la contrariait. Elle leva la tête vers l'escalier. Tout était sombre et paisible. Peut-être s'est-il endormi, se dit-elle.

Elle le revit à table, son visage livide, les veines saillantes sur son cou, ses mains qui cherchaient désespérément à saisir l'air, et elle sentit son cœur se serrer au souvenir de la frayeur qu'elle avait éprouvée. Secouant la tête comme si elle voulait chasser l'image de son esprit, elle descendit au sous-sol et ferma la porte et les fenêtres de la cave. La lumière était allumée dans la salle de jeux. Elle entra. La pièce était calme et déserte. Dans un coin, Anna aperçut les clubs de golf de Thomas. Elle se dirigea vers le sac et en sortit l'un des fers qu'elle fit pivoter dans ses mains. Les fenêtres ouvertes en haut la tracassaient. Au moins pouvait-elle fermer celles du sous-sol. Peu importait qu'il fit trop chaud ici.

Anna posa la canne contre le sac, fit le tour de la pièce, verrouilla les fenêtres l'une après l'autre. Puis elle alla reprendre le club de golf. Le manche et la tête en acier poli pesaient lourd dans ses mains. Après un moment de réflexion, elle monta au rez-de-chaussée.

Sur le palier de l'escalier, elle vit se dresser une silhouette au-dessus d'elle et étouffa un cri.

« Que fais-tu ici ? demanda Thomas.

— Je fermais en bas », répondit Anna en le rejoignant en haut des marches. Il tenait dans sa main la bouteille de Champagne des Stewart.